AUXERRE TV publie à la faveur de l'été une série de nouvelles et de poésies. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping

 

Quelque chose d'autre

 

Une nouvelle de Josy MALET-PRAUD

 

 

 

Installée en métropole nantaise depuis 2008, Josy Malet-Praud est l'auteur de deux recueils de nouvelles parus aux Editions Chlolé des Lys et de nouvelles publiées dans les recueils collectifs de l'Association des Romanciers Nantais.

            ● 1, 2, 3 SOLEIL (2010) et Des éclats d'univers (2011). Éditions Chloé des Lys (Belgique)

            ● Pour une affaire de jupons (2015) - Recueil de nouvelles « Nantes Voyage ». Éditions Durand-Peyroles (Nantes)

            ● Quelque chose d’autre (2016) - Recueil de nouvelles « Folles Journées ». Éditions P’TIT LOUIS (Nantes).

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Et le simple berger lui-même qui veille ses moutons sous les étoiles, s’il prend  conscience de son rôle, se découvre plus qu’un berger. Il est une sentinelle (Antoine de Saint-Exupéry, Un sens à la vie)

 


Maxime Something Else. Je sais, ça ne sonne pas écossais. Depuis la publicité avec George Clooney et son inoubliable " What else ? ", mon nom prête même à confusion. Mes lointains ancêtres reposent dans les Highlands. Qui sait dans quel clan ont poussé mes racines ? Sinclair, MacKenzie, MacLeod ? Qu'importe, j'ai dans mes gènes le courage des Écossais des Hautes Terres. Aujourd'hui, du courage, il m'en faut si je veux être pareil à eux. Filleadh beag et great highland bagpipe (Kilt et cornemuse écossais. En gaélique écossais, langue parlée surtout dans les Highlands et les Hébrides, reconnue par le Royaume-Uni comme langue régionale en Écosse) en moins.

             J'attends. Le cœur en confettis, les idées brouillées, assis à droite du parvis de l'église Notre‑Dame des Champs. Un platane victime de pollution urbaine m'offre un refuge précaire contre la fournaise installée sous une chape de nuages sombres. L'arthrose maltraite mes os, vieillir a un prix. Persona non grata sous les voûtes de l'église, j'ai renoncé à me faufiler dans la troupe des endeuillés. À peine avaient-ils posé un pied dans la nef, qu'une petite poignée a joué des coudes, prête à se crêper le chignon pour occuper les premières places. Pour " être vu ", devant, à la croisée du chœur et du transept. Pathétique, mais classique. Heureusement, beaucoup d'autres sont là, sincères, pour insuffler dans cette cérémonie un peu mieux que des larmes de pacotille, des simagrées d'affliction, des chagrins truqués par la vanité des ego, les convenances et le qu'en-dira-t-on.

             Manon Lamarre n'est pas parmi eux. Elle viendra nous rejoindre plus tard. Ce matin a lieu la générale de sa pièce qui se jouera en soirée, au Petit Montparnasse. Le théâtre où Alexandre avait rencontré la comédienne le mois dernier. Cette fois-ci, j'avais bien cru qu'Alex m'avait oublié. J'étais resté seul à me morfondre dans l'appartement jusqu'à plus d'heure. Il était rentré à l'aube, dans un état proche de l'extase, des Manon ceci, Manon cela plein la bouche. Comme s'il avait trouvé le Graal ! Je lui ai tourné le dos. J'ai fait la tête un bon moment. J'étais jaloux.

 

             Olivier est dans l'église avec les autres. Même si, libre-penseur, les religions sont pour lui des stratégies séculaires où le divin n'a pas sa place. L'art de perpétuer un pouvoir humain de plus, exercé par quelques-uns sur tous les autres. Olivier est notre colocataire et notre ami, à Alexandre et moi. C'est aussi un courant d'air, un adepte de League of Legends (Jeu vidéo qui fait l'événement des compétitions eSport depuis 2013 : 36 millions de spectateurs lors du championnat mondial en 2015), devenu journaliste spécialisé " eSport" (Sport électronique. Désigne aussi l'ensemble des compétitions auxquelles participent les joueurs, en particulier, les professionnels). Un métier-passion qui le fait s'absenter au fil de la programmation des tournois professionnels. Je l'aime bien, Olivier. N'empêche, pourvu qu'il ne veuille pas m'emmener à Shanghaï ! Le mois prochain, il espère y interviewer Faker (Pseudonyme de Lee Sang-hyeok, joueur coréen, champion du monde au League of Legends World Championship, championnat professionnel mondial et annuel. Les joueurs s'y affrontent en équipe, Faker fait partie de la SKT), le meilleur joueur coréen de l'équipe des SKT.


            D'ici là, il marchera à mes côtés, à ce rythme lent qui me vaudra d'être à la traîne

quand, tout à l'heure, le convoi prendra le chemin du cimetière du Montparnasse. Avant-hier, à la maison, Olivier était présent lorsque notre ami a fermé les yeux pour toujours. Malgré sa détresse, il n'a pensé qu'aux autres. À moi, en particulier, qui perdais tout. Il m'a serré contre lui, m'étouffant entre ses grands bras musculeux. J'ai perçu des sanglots s'échapper de son cœur fissuré par le chagrin. Pourtant, il n'a pas pleuré devant moi qui gémissais sans retenue. D'une voix sans fausses notes (pour une fois !) il m'a dit : " t'inquiète pas, mon gars, on continuera la route ensemble ". Encore tout à l'heure, en passant devant mon arbre déplumé, il m'a gratifié d'une tape virile sur l'épaule.

            Les cloches sonnent le glas. Les grandes portes s'ouvrent sur le parvis. L'orgue de tribune, un Cavaillé-Coll (Du nom de la célèbre famille française de facteurs d'orgues), entame la Sonate pour piano n° 2 en si bémol mineur. Chopin... J'attends fébrilement le troisième mouvement, la Marche funèbre et son interlude qui seront joués lento. Alexandre apprécie certainement. Il était pianiste, et compositeur. Ces derniers temps, affaibli, il enseignait le solfège et le piano à la maison. Avec lui, j'ai attrapé le virus musical. Le seul contre lequel je ne veux surtout pas qu'on me vaccine.

             Le cortège s'organise sur le parvis. Quelques kleenex sont restés secs sous les montures de Ray-Ban aux verres polarisés. Encore une petite bousculade des sans-gêne pour se placer en tête de file. Là d'où se rapprochent un journaliste et son cameraman. Quelle aubaine ! Ah... Pas de chance : au dernier moment, le duo nous contourne, plus intéressé à recueillir les impressions touristiques d'une nuée de Chinois en visite à Paris. Un adolescent frénétique s'agite dans nos rangs. Animé d'une pulsion narcissique, portable brandi en bout de bras, il se " selfissit " devant le convoi. J'admire ses contorsions d'acrobate qui veut cadrer dans le même champ sa précieuse petite personne avec, en arrière-plan, les hommes de presse. Une amertume de - has been - vient nicher, perfide, sous mon crâne : le monde ne tourne décidément plus rond ; mais on va où, comme ça ?!

 

           En route pour le boulevard Edgar Quinet. En queue de cortège, j'avance à la droite d'Olivier. Mes articulations s'assouplissent, la mélancolie qui me consumait sous le platane recule un peu. Je pense au dernier moment d'insouciance de notre trio. Quand Alexandre, Olivier et moi, étions encore immortels. Une nuit de bivouac à la belle étoile au bord de l'océan.

             " Celui qui est sourd aux messages silencieux des océans ne sera jamais qu'un mort-vivant rongé de désespoir. C'est comme pour la musique, où silences et soupirs sont des clés indispensables à la compréhension de la mélodie. La musique et l'océan racontent toujours une histoire. C'est magique ". Alexandre avait jeté sa sentence comme s'il était Socrate. On avait l'habitude. Olivier s'était tourné vers moi, goguenard, l’œil pétillant, les joues gonflées d'un fou rire retenu. Pour une fois, heureusement, il n'allait pas contrarier Alex en lui opposant son point de vue sans appel : " La magie de la musique ? Allons bon... Il n'y a pas de mystère, la création musicale repose sur des combinaisons mathématiques, c'est de la logique pure, comme tout le reste... " Olivier est un esprit binaire, il perçoit en noir et blanc, bien ou mal, 1 ou 0, vrai ou faux. Nuances, multiplicité et complexité lui échappent. Pourtant, tard dans la nuit, allongés tous les trois côte à côte sur le sable encore tiède, silencieux dans l'obscurité adoucie par la présence d'un troupeau d'étoiles, les rumeurs océanes ont bercé nos âmes ; Olivier avait peut-être compris ce qu'Alex voulait dire ? Pour qu'une vie ne soit pas qu'une errance angoissante et vaine, il faut s'efforcer d'écouter et regarder au-delà de l'audible et du visible. Une évidence pour Alexandre et moi.

             Au matin, avant de plier bagage pour rentrer à Paris, Alex nous avait parlé sans faux-fuyant de l'avancée d'une maladie qu'on avait cru, tous les trois, n'être qu'un cap un peu compliqué à franchir. Le couperet était tombé la veille : Alex était en sursis, pour quelques mois seulement.

 

 

            Le Cimetière du Montparnasse.

             Trente bonnes minutes pour le rallier, à pied. Une éternité à se liquéfier dans l'étuve d'une canicule de Sahara. Mon épaisse tignasse que beaucoup d'hommes, au même âge, peuvent m'envier, n'arrange rien. Les murs d'enceinte jettent de-ci de-là d'étroites flaques d'ombre avares de fraîcheur. L'air s'est raréfié, une tension électrique crépite au sommet de la Tour Montparnasse. Menaçant, le ciel pourrait bien nous tomber sur la tête. Le souffle court, chacun prie l'orage en silence de les sauver de l'asphyxie par la pluie. Moi y compris. Bien avisés, les piafs et les pigeons sont allés se réfugier sous les frondaisons du jardin du Luxembourg.

              Au loin, du côté de la place où se dresse la statue du Génie du sommeil éternel, je cherche à repérer la silhouette ratatinée de la vieille Anna. Depuis quelques mois, on l'aperçoit souvent qui patrouille dans les travées, s'arrête çà et là, nettoie les plaques funéraires, observe les portraits sépia et s'adresse à l'un ou l'autre de ceux qui dorment ici. Les défunts prestigieux comme les très ordinaires. Qui sait ce qu'elle leur confie et s'ils lui répondent ?

             Aux visiteurs parfois inquiets de l'errance fébrile d'une vieille femme trop occupée par les morts pour parler aux vivants, les gardiens expliquent qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter. " C'est Anna, une résidente de la maison de retraite des Acacias, à deux rues d'ici. Un aide-soignant, ou un proche, la dépose et vient la rechercher à la fermeture du cimetière. Elle cherche une tombe où serait inhumée une enfant dont la famille a été arrêtée et conduite au Vel D'Hiv en 42... À l'exception de leur fillette avec qui Anna jouait dans la cour de l'immeuble quand la police est arrivée. La petite avait huit ans, c'était la copine d'Anna et sa voisine de palier. Elle serait décédée peu après le drame. Anna ne se souvient pas du nom de cette enfant, mais il n'y a rien à faire, elle n'en démord pas : la petite est enterrée là, elle doit la retrouver. Son idée fixe n'est dangereuse pour personne, alors on la laisse faire. Et puis, à son âge, on ne va pas la contrarier ". Alex avait de l'affection pour Anna. Quand il se rendait sur la tombe de sa mère, avec lui, la vieille dame parlait. Alex savait écouter, et plus encore, entendre ce que les paroles taisent.


            Sans crier gare, le ciel noir s'avachit sur les toits de Paris. Un vent agressif stimule le réveil d'un déluge. La flotte s'abat à gros bouillons sur nos têtes. On n'ose pas s'en aller maintenant, on s'éponge comme on peut, certains râlent contre le dérèglement climatique et les trous dans la couche d'ozone. Il pleut des cordes... Un vent à décorner les bœufs... Un temps à ne pas mettre un chien dehors. J'aime bien ces expressions, elles me détournent un instant de ma peine.

                 Les éléments se calment aussi vite qu'ils s'étaient déchaînés. Les trombes d'eau larguées par les cumulonimbus laissent derrière elles une terre détrempée, couverte de flaques boueuses dans les travées. Les endeuillés sont rincés, ils pataugent, oui, mais ils sont soulagés : l'Apocalypse ne sera pas pour aujourd'hui.

             Olivier fend la grappe resserrée autour de la fosse et m'invite près de lui, aux premières loges. Que ça dérange ou non ceux qui me regardent de haut. Manon Lamarre est arrivée, elle vient se placer à mes côtés. C'est vrai qu'on ne peut pas l'ignorer, Manon. Je comprends l'exaltation d'Alexandre à leur première rencontre. Tout autant que les regards appuyés qui, ici, s'éternisent sur elle. Mince, altière, la comédienne porte une jupe étroite serrée à la taille par une large ceinture, sur un chemisier de soie blanche imprimée. Ses escarpins de mannequin à talons aiguilles se fichent comme d'une guigne des graviers ou de la boue des travées. Elle s’abrite des dernières gouttes sous une ombrelle anachronique. Manon sort du théâtre. Elle n'a pas pris le temps de se changer.


            Nerveux, l'air contrarié, le fossoyeur en chef s'impatiente. Les employés chargés de la descente du cercueil jurent entre leurs dents. La terre a bu le bouillon, leurs semelles dérapent dans la gadoue. Point d'orgue de l'inquiétude grandissante : le cercueil d'Alex fait de la résistance. Chahuté tout à l'heure par la pluie et les bourrasques, le moteur du descendeur automatique lâche un hoquet de supplicié avant de défaillir ; les courroies d'arrimage patinent en couinant sur le vernis mouillé. Suspendu de travers au-dessus du trou, le cercueil rebelle n'est plus dans l'axe et menace de piquer du nez. J'imagine Alex... Emmitouflé dans son drap de satin blanc, un peu à l'étroit mais bien calé dans sa boîte couleur acajou, il s'amuse comme un gamin : partir pour l'éternité en piquant un plongeon dans la glaise, c'est comme profiter, sous les yeux coléreux du forain, d'un dernier tour de manège sans avoir pris de ticket.

             Le cercueil se résigne enfin. On a ranimé le moteur qui faisait sa chochotte. La descente est  terminée. Sortie on ne sait d'où, la vieille Anna se glisse en catimini derrière nous. Essoufflée, échevelée et les mains noires de terre, elle brise le silence du recueillement par ses excuses hachées : " ... suis désolée... me suis attardée sur la dernière tombe à contrôler, et... " L'assemblée sursaute, tous les regards, perplexes, réprobateurs ou amusés, convergent vers la vieille dame. Olivier se retourne, un doigt posé sur les lèvres : " chut, s'il vous plaît ". Manon glisse un mouchoir entre les mains d'Anna pour qu'elle s'essuie.


            Le maître de cérémonie est pressé. Avec l'orage, la pluie, les traînards du cortège, les arrivées tardives en pointillés, les ratés du matériel pourtant tout neuf, la révolte du cercueil, l'irruption de la mémé toquée, il a pris du retard ! L'homme de l'art mâchonne quelques formules de compassion à peine audibles, cale sur ses traits les expressions de rigueur, déclame à la volée les condoléances d'usage. C'est fini.

             Ceux qui nous accompagnaient saluent Olivier et Manon à la queue leu leu, avant de filer par les allées, direction la sortie. On m'ignore, tout comme Anna. Quand on est différent des autres, on s'habitue à ces choses-là.

           Manon Lamarre aide Anna à quitter la travée. Les chaussures du dimanche de la vieille dame adhèrent au bourbier. Elles sont fichues. C'est la dernière de ses préoccupations.

            — Tu sais, Manon, la tombe de mon amie d'enfance, je ne l'ai pas trouvée. J'ai fini d'inspecter tout le cimetière, elle n'est pas là.

            — Elle ne peut pas y être, je te l'ai déjà expliqué, le médecin aussi. Elle n'existe pas cette tombe. Parce que tu es vivante, Nana. La petite fille de huit ans que tu cherches ici sans la trouver, c'est Anna Kahn, c'est toi. Il n'y a jamais eu d'autre fillette que toi dans la cour de l'immeuble au moment des arrestations. Tu te souviens, Nana ?

            — Oui... Non... Je ne sais pas. Tu es sûre ? Et si...

             Manon nous jette un regard où brille l'indulgence, hausse les épaules et prend délicatement sa grand-mère par la main. Elle reste confiante, Manon. C'est une question de patience, le médecin qui soigne la vieille dame est optimiste. Les phases de confusion d'Anna s'espacent. Bientôt, elles laisseront le champ libre à la réconciliation. Entre la petite Anna, coupable de n'avoir rien su faire pour sauver les siens, et la femme qui, au crépuscule de l'existence, doit enfin se pardonner d'avoir survécu.

            — Viens, Nana. Ce soir, je t'invite au théâtre, je suis à l'affiche. Ҫa te changera les idées. Je te raccompagnerai aux Acacias demain matin.

            Nous, on habite à deux pas. Sur le chemin du retour, au feu où nous attendons pour traverser le boulevard du Montparnasse, Olivier s'interroge à voix basse :

           — J'ai pas tout compris, moi... Manon Lamarre, c'était la copine d'Alexandre, ou bien l'une de ses élèves de piano, ou une comédienne qu'il appréciait quand il allait au théâtre ?

             Je devrais lui répondre : " Les trois, mon capitaine ! " Pourquoi faut-il toujours qu'Olivier se limite aux ou, sans envisager les et, voire, les et/ou ? L'esprit binaire... C'est agaçant. Du haut de ses 1m90, il baisse les yeux sur moi :

            — Toi, tu dois savoir, mais tu ne me diras rien, faux frère !

            Je lui sers mon regard d'ingénu. C'est imparable. Il renonce à poursuivre et me lance un clin d’œil, son alternative au calumet de la paix.

             Le feu passe au rouge. Ici, quelle que soit la couleur du feu, c'est du pareil au même pour le piéton. À lui de deviner s'il a une chance d'atteindre, en entier, l'autre côté de la chaussée. Ou pas. Comme toujours, Olivier traverse le nez en l'air, sans se soucier des freinages intempestifs ni des pare-chocs qui viennent nous frôler de trop près. Il avance en aveugle. C'est dans sa nature.

            Entre ses dents du bonheur, mon ami sifflote le premier mouvement de la Sonate au clair de lune. Il bousille la tonalité en do dièse majeur et massacre aussi le sostenuto (Mode d'interprétation musicale où les notes sont jouées de façon égale et soutenue). Je grince des dents, mais j'évite de ronchonner, je suis bien élevé.

             Olivier siffle et chante faux, sa vision du monde est limitée et il est aveugle aux dangers. Quand je pense qu'Alex compte sur moi pour veiller sur lui, franchement, c'est pas gagné !

             Toujours gorgé de chaleur malgré la pluie, le trottoir laisse s'échapper des volutes de vapeur. L'odeur de la terre humide se faufile entre les pavés. C'est joli et ça sent bon. On respire mieux. Les gros doigts d'Olivier pianotent sur le digicode de notre immeuble. La fraîcheur du hall me fait frissonner. Je suis fatigué, j'ai très soif, j'en ai plein le dos. Je ne veux plus qu'une chose : m'affaler dans le fauteuil d'Alex. Pourvu qu'Olivier m'épargne les escaliers !

             La cabine exiguë de l'ascenseur hors d'âge renâcle puis décolle au ralenti, secouée de convulsions préoccupantes. À se demander si la vieille carcasse ne va pas abdiquer pendant la montée pour aller s'écraser au fond de la fosse. Chargée d'émotions douloureuses, la voix d'Olivier déraille dans les basses :


            — Voilà, c'est fini... La vie, c'est ça aussi, hein, Maxime. On n'est plus que tous les deux, mon vieux. On va se serrer les coudes. Tu t'accroches et tu me laisses pas tomber trop vite. Promis?


            C'est vrai, je pourrais retourner au cimetière, m'écrouler de détresse sur la sépulture d'Alexandre et rester là jusqu'à en mourir. J'en ai connu d'autres qui l'ont fait. Mais ce n'est pas dans ma nature. Je suis fidèle, loyal et courageux. Comme tous ceux de ma race, les Bearded Collie (Bearded collie (parfois appelé Colley barbu) : race de chien de berger d'origine écossaise et/ou anglaise) qui gardaient les troupeaux des hommes dans les Highlands. À présent, moi, je veillerai sur Olivier, ma brebis citadine qui pourrait s'égarer. Peut-être qu'un jour, comme Alex, il réalisera que je possède un petit quelque chose en plus.

           En attendant, j'aimerais bien savoir si, dans les Hautes Terres écossaises, il n'y aurait pas un rameau de Something Else (Quelque chose d'autre) rattaché à un clan de Something More (Quelque chose en plus) ... Et pourquoi pas ?

                                                                                         Josy Malet-Praud