AUXERRE TV publie à la faveur de l'été une série de nouvelles et de poésies. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping

 

 

Le Moulin 

 

Une nouvelle de Jean-François Foulon

Jean-François Foulon


 

Né dans les Ardennes, sur la frontière franco-belge, Jean-François Foulon a publié trois ouvrages chez Chloé des Lys : un roman en 2015 (Obscurité), un recueil poétique en 2016 (Le temps de l’errance) et un recueil de nouvelles en 2017 (Ici et ailleurs).

 

Le Moulin

 

Le village était de toutes parts entouré de forêts. Situé dans un coude de la rivière et par conséquent sur la courbe de niveau la plus basse, quel que soit l’endroit d’où l’on venait, il restait inaperçu. Il fallait venir buter sur la première maison pour se rendre compte qu’un village existait dans ces solitudes boisées.

J’ai parcouru là des milliers de kilomètres au milieu des hêtres et des chênes. J’avais mes promenades de prédilection. Je me souviens notamment d’un sentier qui longeait la rivière jusqu’à son confluent avec la Lesse. On était en plein bois et, parfois, j’apercevais du gibier qui se sauvait : lapins, chevreuils et sangliers avaient fait de ces sous-bois leur repaire favori. Aussi, mon étonnement était chaque fois intact lorsque je débouchais devant le moulin. Comme le village, rien n’annonçait sa présence en ces lieux et il m’a toujours paru étrange que l’on puisse ici construire une habitation. Si on y réfléchit un peu plus, c’était assez logique, cependant : la rivière alimentait le moulin en eau et on avait construit un petit canal parallèle, en se servant des dénivellations du terrain, ce qui permettait d’avoir toujours la force de courant nécessaire, même au cœur de l’été, pour actionner la grande roue à aube.

Le moulin était maintenant désaffecté, mais quand mon père était petit, il venait encore ici avec son frère, pour moudre le blé et le transformer en farine. J’imagine les deux galopins se disputant sans cesse pour savoir qui allait pousser la vieille brouette trop lourde pour eux et dont la roue en bois sertie de fer faisait sur le chemin un bruit d’enfer. Il y avait bien trois kilomètres entre le village et le moulin, ce qui en faisait six aller-retour. Avec le poids de la farine au bout des bras, qu’on ne vienne pas me parler des pays du tiers monde qui font travailler leurs enfants, car il n’y a pas si longtemps que nous connaissions encore ici la même situation. Je ne dis pas cela pour justifier un tel état de fait, mais pour expliquer que les gens qui sont dans la misère font ce qu’ils peuvent pour en sortir.

 

(D.R.)

Un jour, je rencontrai là un passant, par ailleurs fort sympathique, qui engagea la conversation. Inévitablement, nos propos tournèrent  autour du moulin.

–  Ah, il est bien délabré, aujourd’hui, c’est devenu une vraie ruine. C’est tout de même dommage que personne ne l’ait racheté...

Il était fort peiné par cette situation et, pendant une demi-heure, il se mit en devoir de m’expliquer l’allure qu’avait autrefois cette demeure. Petit à petit, je me rendis compte qu’il connaissait tout à la perfection : le fonctionnement de la roue, la manière d’introduire le grain, l’emploi des leviers, le rôle des trémies et jusqu’à l’endroit précis où on devait disposer les sacs pour ne rien perdre de la farine. Il parla même des types de pannes qui survenaient de temps à autre et de la manière dont il fallait s’y prendre pour y remédier. Je calculai que le moulin devait avoir cessé ses activités après la guerre de mille neuf cent quarante. A ma connaissance, personne n’avait pris la relève quand le vieux meunier avait atteint l’âge de la retraite. Selon toute vraisemblance, celui-ci devait être mort. Mais même en supposant qu’il n’eût eu que quarante ans pendant l’occupation allemande, cela faisait de lui un vieillard de plus de quatre-vingt-dix ans. Or, l’homme qui me parlait et qui semblait si bien connaître les lieux n’en avait pas cinquante. Je songeais à tout cela tout en l’écoutant et je me disais que j’avais sans doute devant moi le fils du meunier, qui avait vécu toute son enfance dans ce moulin et qui se souvenait des gestes de son père pour moudre la farine. J’allais lui poser la question quand il m’invita à visiter l’intérieur du corps de logis. Tout était délabré et les planchers pourris étaient jonchés de gravats. Il prit un air triste et me dit que c’était là ce qui restait de la chambre de sa fille...

Je comprenais de moins en moins à qui j’avais affaire et quelque chose m’empêchait de me montrer trop curieux, comme si le fait de pousser cet homme à dire la vérité allait le faire disparaître. Il fallait lui laisser le temps de mettre de l’ordre dans ses souvenirs. J’allais bien finir par savoir de quoi il retournait et devant qui je me trouvais. Il ramassa dans un coin une vieille boîte en fer blanc, qui avait dû contenir des biscuits. Il l’ouvrit et nous vîmes à l’intérieur du matériel de couture : du fil, des aiguilles, des morceaux de coton et quelques rubans.

– Regardez, me dit-il, c’était à elle. C’est son matériel de couture et là, ce sont les rubans qu’elle passait dans ses cheveux. Elle jouait toujours là-bas dans la prairie.

Je me retournai dans la direction qu’il m’indiquait, mais le mur m’empêchait de voir la prairie en question. J’entendis pourtant distinctement un rire d’enfant qui provenait de cet endroit. La coïncidence était troublante et je la trouvai pénible pour cet homme, car j’avais déjà deviné à l’air triste et mélancolique qu’il avait pris que sa fille devait être morte.

Je contournai le mur pour voir la prairie dont nous parlions et surtout pour voir quelle enfant pouvait bien jouer ici, dans un endroit aussi désert. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais pris d’une sorte de crainte et de malaise. Je franchis tant bien que mal une vieille haie d’épines, mais, au-delà, je ne vis rien d’autre qu’un champ en friche, dont l’herbe avait été couchée par la dernière crue de la rivière. Aux alentours, la forêt était omniprésente et il n’y avait personne. Avais-je rêvé? Il m’avait pourtant semblé entendre distinctement les rires d’une fillette. Je revins dans ce qui avait été une chambre, pour demander à mon interlocuteur s’il n’avait pas entendu quelqu’un, mais voilà qu’il avait disparu ! Je ne l’avais pourtant pas quitté plus de trente secondes et il ne devait pas être loin. Je contournai les ruines du moulin et me retrouvai devant la grande roue, qui tournait. Personne. Je retournai dans le moulin et regardai à travers les poutres du plancher de la chambre. Il y avait en dessous une sorte de cave et l’idée m’était venue que mon interlocuteur avait pu glisser et tomber dedans. Mais il faisait sombre et je ne distinguais rien. D’ailleurs, le jour tombait petit à petit et je devais prendre garde moi-même aux endroits où je mettais les pieds.

C’est à ce moment-là que j’ai entendu un cri. C’était bien la voix de l’homme avec lequel je m’étais entretenu, je le jurerais encore aujourd’hui et elle provenait de derrière le moulin, près de la rivière. C’était un cri déchiré et pendant que je me précipitais dans cette direction, j’entendis distinctement prononcer trois fois le nom « Shara ». Mais il n’y avait personne. Seul le vent qui s’était levé faisait dans les arbres un sifflement désagréable, qui rappelait que l’on n’était pas encore au printemps. En courant dans tous les sens, j’appelai aussi fort que je le pus : il n’y avait vraiment personne. Il faisait de plus en plus noir et, à un moment donné, je trébuchai dans des branches mortes et me retrouvai sur le sol. Devant moi se dressait la grande roue du moulin, immobile et impressionnante par sa taille. Le petit canal qui acheminait l’eau destinée à la faire tourner était à sec. Il faisait maintenant complètement noir et je ne savais plus que penser. Je rôdai encore dans cet endroit pendant une demi-heure environ, puis il fallut bien me résigner à regagner le village.

Bien entendu, le lendemain dans la matinée, j’étais de nouveau au moulin, en train d’inspecter les lieux. Tout était désert. La grande roue était immobile. Je constatai que le canal était effectivement complètement à sec et qu’il y avait des années que l’eau ne l’avait plus envahi. Même les récentes crues l’avaient épargné et il devait être endommagé en amont, se vidant aussitôt du peu d’eau qui y pénétrait. La roue, quant à elle, était fortement détériorée: elle avait perdu la moitié des ailerons qui permettait à l’eau du canal de l’actionner et son axe central était de travers. Il était donc tout à fait impossible qu’elle pût encore tourner et j’avais dû rêver la veille en croyant la voir en pleine activité. J’avais dû rêver le reste aussi d’ailleurs. Dans la prairie, il n’y avait bien entendu jamais eu aucun enfant en train de jouer et le silence était total. J’inspectai les alentours du moulin et je ne vis aucunes autres traces de pas que celles de mes larges bottes. Il avait plu toute la nuit et je distinguais nettement les empruntes que j’avais laissées la veille de celles d’aujourd’hui. Si mon interlocuteur n‘avait pas été le fruit de mon imagination, je n’aurais pas manqué de retrouver aussi les siennes.

Je pénétrai dans le moulin, ou plus exactement dans ce que j’appelle désormais « la chambre». Dans un coin, j’aperçus sous des feuilles mortes quelque chose qui attira mon attention. C’était une boîte en fer blanc, complètement rouillée et qui ne portait aucune inscription. Comme on le pense bien, ce n’est pas sans émotion que je l’ouvris, avec beaucoup de difficultés d’ailleurs, tant la rouille était abondante. A l’intérieur, il n’y avait absolument rien.

Je menai ma petite enquête au village, mais plus personne ne se souvenait du meunier qui avait occupé le moulin avant la guerre. Beaucoup d’habitants étaient partis ou étaient morts. Les plus jeunes ne pouvaient pas répondre à mes questions et les autres étaient plutôt des citadins qui étaient venus passer leur retraite dans le village. Les vrais natifs du coin devenaient rares. On me conseilla de consulter les archives paroissiales, ce que je fis. A la date du onze mars mille neuf cent quarante-quatre, je découvris qu’on avait enterré une certaine Shara Piron, âgée de dix ans. Les actes de naissance m’indiquèrent qu’elle était la fille de Joël Piron, meunier de son état.

Je poursuivis mes recherches et parvint à retrouver des membres de cette famille, dispersés aux quatre coins du pays. Plus personne n’avait connu cette époque, mais tous les témoignages convergeaient sur un point : la seule personne qui pourrait me donner des renseignements utiles, c’était le frère cadet du meunier, s’il vivait encore, bien entendu. Je mis trois mois pour retrouver sa trace, dans un hospice de la vallée de la Meuse. C’était un monsieur de quatre-vingt-neuf ans, très discret, très effacé. Il m’expliqua d’une voix éteinte, à peine audible, qu’en effet son frère le meunier, avait perdu une petite fille du nom de Shara, laquelle avait glissé sur les grosses pierres de schiste qui longeaient la rivière. Elle s’était retrouvée coincée sous la grande roue du moulin, qui avait bien entendu continué de tourner. Mais c’était la guerre et le vieux monsieur n’en savait pas beaucoup plus, étant lui-même prisonnier en Allemagne au moment des faits. Tout ce qu’il pouvait dire, c’était que son frère, pendant une bonne année, avait pour ainsi dire perdu la raison. Il arpentait les sentiers et les bois pendant des heures entières et ses pérégrinations le ramenaient invariablement le long de la rivière, à proximité de la grande roue. Là, il se mettait à crier le prénom de sa fille, comme si elle était encore en vie et qu’il pouvait encore la sauver. Après, il avait renoncé à son métier et avait quitté la région. Il s’était éteint au début des années cinquante.

Je suis reparti en laissant le vieux monsieur avec ses souvenirs douloureux. Je regardai la Meuse en crue qui coulait en bouillonnant, en me disant que l’eau de ma petite rivière ardennaise faisait partie de ce bouillonnement. En aval, se trouvaient des villes et des usines, en amont, des bois barraient l’horizon, traçant une ligne sombre et inquiétante. Quels mystères se cachaient encore dans ces forêts, à l’aube du troisième millénaire ?