Du concombre espagnol à l’ADN de DSK, des pieds du Tron au déraillement du Ferry, si le tintamarre du buzz ces temps-ci vous fracasse ; si le tam-tam médiatique ne tire plus de vous qu’un « Roule, torrent de l’inutilité ! » ; si vous rêvez petite musique réparatrice, cure de murmure, chuchotement d’eau de source, légèreté de brise printanière : ne cherchez pas longtemps, procurez-vous et savourez lentement les 80 pages du récent Bobin, Un assassin blanc comme neige.

Non, ce n’est pas un polar ! Cessez de vous distraire, c’est de profondeur qu’il vous faut.. L’assassin blanc comme neige, on l’apprend à la page 42, n’est autre que Dieu… Assassin innocent, pour tout croyant, puisque la mort n’est ni crime ni tragédie : « la mort n’est rien, elle se traverse comme un pré ». N’est-ce pas plutôt la vie, la rude épreuve ? « Le nouveau-né a devant lui une forêt en feu qu’il lui faudra traverser pieds nus. » Pour y parvenir, pour déjouer les braises des plaisirs sans joie comme des chagrins sans espérance, mieux vaut courir léger, dépossédé, délesté des projets, résolu de « donner sa main à l’ange du présent ». Cueille l’éphémère, l’éternité est dedans.

Jolie leçon sans catéchisme, légère recette sans produits rares : juste la sérénité de l’angoisse vaincue au quotidien, et l’émerveillement à tous les coins de la vie simple. Oui, « la beauté est de la digitaline pour le cœur ». La beauté souveraine, en musique c’est Bach -« on ne fait pas plus paysan : toujours le même sillon tracé dans le même champ » ; en peinture c’est Matisse -une sorte de  pharmacien  qui « avec de larges appliques de vert, de jaune et de bleu badigeonne l’âme endolorie du spectateur, après l’avoir nettoyée du gravier de la mélancolie ». Mais, à qui sait regarder,  la beauté jaillit partout : le soupir d’un chat, un merle sur une branche du cerisier, deux lézards jouant à « un, deux, trois, soleil » sur le mur d’en face. « C’est ce qui est près de nous qui nous sauve ».

Emouvante beauté aussi des gens que l’on effleure  : tel homme mortel sortant gaiement de la boulangerie de Saint-Sernin dans « l’allègre odeur de pain chaud qui parfume ses vêtements » ; telle petite Chinoise chauffeuse de taxi ponctuant d’un « C’est comme ça, monsieur » le récit de ses épreuves d’enfance ; telles vieilles dames au salon de thé, « la petite bossue avec son gilet framboise et la géante dépeignée qui veille sur elle » ; telle autre dans la coutellerie de Beaune, s’avouant si seule que « quand elle mange dans sa cuisine elle entend le bruit de l’ampoule » ; tel scrupuleux marchand de marrons cuits sur le pont Alexandre-III, dont le « goût démodé de la perfection défait à lui seul la sinistre économie mondiale » ; telle jeune femme moderne au guichet de la gare du Creusot, dont « la silhouette dit quelque chose d’insouciant à la mode du jour » mais dont la main aux doigts « crispés en poing » «  trahit une inquiétude sans âge » : toutes silhouettes émouvantes, émues, ordinaires, uniques, si fragiles, comme nous « naufragés de l’éternel » : «  les gens sont des miracles qui s’ignorent ». Qui sont les importants ? qui sont les riches ? qui sont les fous ? qui sont les malheureux ? qui sont les saints ? De la chapelle au café, de la boutique à la maison de retraite, ouvrez les yeux, tendez le coeur. « Les gens assis le long du couloir menant au scanner, je les reconnais au premier regard : c’est le peuple gris du quai de gare d’Auschwitz. Les hôpitaux nous mènent si loin de chez nous que notre âme peine à nous suivre. »

Le chant de l’âme qui peine à suivre -et plus que jamais sans doute dans une  modernité en « guerre contre la vie »-, Christian Bobin en a fait depuis tant d’années sa musique ! Bien sûr qu’il écrit toujours peu ou prou le même livre, bien sûr que c’est en marge de la littérature proprement dite : avec lui l’écriture se veut entreprise vitale, prière sans chapelet, ascèse sans silice, poésie, « la dernière chance de respirer dans le bloc du réel »…

Où arrêter le compte rendu d’un livre dont le charme est de n’avoir ni début ni fin ? Concluons sans en avoir l’air, sur cette figure d’hôpital psychiatrique : « Un homme vient à ma rencontre, se souvient l’auteur, le visage explosé de joie : "Je vous reconnais, vous êtes Dieu." Ma réponse négative l’enténèbre. Aujourd’hui je lui dirais : "C’est vrai, je suis Dieu -tout comme vous." » Oui Dieu, nous le sommes, chacun l’est comme Christian Bobin, s’il peut comme lui affirmer de bonne foi : « Tous les vivants sont dans mon cœur. L’auberge est vaste. Il y a même un lit et un repas chaud pour les criminels et les fous. »

Arion