Corinne Vallière, auteur de la photo et de la sculpture. site www.terrus.fr (DR)

Dans le temps où mourut le dernier loup de Franche-Comté, il était une fillette aux cheveux de brume, aux yeux de rosée, à la voix de brise, que ses parents justement avaient baptisée Aube. Cette correspondance les ravissait toujours après dix ans, charmait la famille, faisait dire aux villageois : « En voilà une qui n’a pas volé son prénom ! ». Mais Aube commençait d’en souffrir, s’agaçant d’une concordance qui lui donnait, à l’orée de l’âge du mystère, l’évidence niaise d’un pot de confiture étiqueté. Elle aurait voulu des yeux de soir tombant, une voix profonde comme l’étang des Trembles, une chevelure plus lourde que la crinière de la jument Javelle. Elle se serait nommée Viviane, ou Lorraine, et les garçons l’auraient plus chargée de divinité qu’un ciel d’orage.

Un matin, dans son lit, comme la mère selon le rite entrait pour caresser la tête, les joues de sa « petite Aube », sa « si douce », l’enfant esquiva d’un bond la tendresse importune et descendit sans chaussons à la cuisine beurrer une tartine et tourner son lait. Bientôt la mère s’encadra, défaite, dans l’embrasure : « Aube, ma douce, tu n’aimes donc plus ta maman ? Qu’est-ce qu’elle t’a fait, dis voir ? » Et c’est à ce moment précis de ce jour-là d’hiver en France qu’Aube Groussard décida qu’elle serait distante.

On ne la vit plus offrir aux vieilles de rapporter leurs seaux du puits ; ni jouer à la balle, sauter à la corde dans la cour parmi les dindons et les poules. Du jour au lendemain elle n’eut plus de camarades à l’école, ni de bons points ni d’images, ni sa place à la chorale du dimanche, ni de badinages à table. Quand elle quittait sa chambre, où le père n’entrait plus, c’était pour sillonner les bois, affairée non pas d’y cueillir en lisière les fleurs, les mûres, les champignons, mais d’y creuser, sentier après sentier, lentement, jusqu’au fin fond, le difficile cheminement pour se perdre. Elle rentrait de sa forêt chaque fois plus sombre, plus sourde, plus épaisse. La mère ravalait les « ma douce », le père ne regardait sa fille qu’à la dérobée, les villageois n’osaient plus lui sourire de peur d’un haussement d’épaules : tous trouvaient à présent incongru le prénom d’Aube pour une fillette qui ressemblait si bien au crépuscule.

L’année suivante, avant-veille de Noël, le père Groussard vint à chasser jusqu’aux parages où l’enfant souvent s’aventurait. Il escomptait une biche pour le grand repas de la fête où tout le cousinage était convié, c’est-à-dire la moitié des villages d’alentour. Sa quête le conduisit à la roche au Prêtre, pierre plate en belvédère d’où l’on surplombait la combe. C’est là qu’à sa stupeur il aperçut de loin sa fille assise, oui, Aube, qui caressait un grand loup couché docile à ses pieds. A l’approche du père, l’animal se leva et venait vers lui le poil hérissé sans que la fillette dît un mot, fît un geste pour le retenir. L’homme épaula sa carabine et fit feu ; il se pencha pour s’assurer que la bête était morte ; en se redressant il ne vit plus sa fille.

Longuement interrogé, Groussard ne put ou ne voulut rien dire de plus. Les bois, les étangs furent sondés, battus en vain. L’affaire, qui enflamma les gazettes, fut conclue par un non-lieu. Et c’est ainsi que selon certaines chroniques le 23 décembre 1934 marque la mort du dernier loup en cette province, et la disparition d’Aube Groussard, onze ans, fille d’Annette et Louis Groussard, agriculteurs à La Chapelle-sur-Orbe.

Arion