Ce livre contient une réflexion sur cette gauche méprisée par le peuple dont elle parle avec empathie en prenant garde de ne jamais le fréquenter, haïe par les conservateurs dont elle partage le train de vie et la position sociale (tout en haut) car elle trahirait la bourgeoisie au lieu de s'y associer. Par une extrapolation audacieuse (tant elle le critiqua quand elle ne le combatit pas avec férocité, à travers cet avatar de la fausse gauche: le rocardisme), l'auteur y inclut Mitterrand. Citation:

Mitterrand, petit bourgeois de province à qui on prêtait à tort un gros patrimoine et même un palais à Venise, fut haï par la bourgeoisie française comme rarement leader socialiste le fut. "La bourgeoisie me déteste, c'est parce que j'en viens", disait-il philosophiquement.

Revenons à la supposée trahison de classe.

Un peu comme une certaine droite n'aime pas les hommes sans identité nationale, une certaine gauche déteste les hommes sans identité sociale. Comme il y a pour la première une pureté de race, garantie de fidélité et de franchise, il y a pour la seconde une pureté de classe, gage de loyauté et de droiture. On n'aime pas les cosmopolites, les hybrides, les sang-mêlé, les métis de la politique. On veut une gauche populaire aux origines simples et aux idées claires. [[écrit en 2006]]

Joffrin évoque l'Internationale Caviar: "Toskaner Fraktion", "Champagne left", "5th Avenue Liberals". Il remonte très loin dans l'histoire pour évoquer les Gracques (ceux de Rome), les Salons du XVIIIe siècle, les progressistes du XIXe (dont Hugo et Zola n'étaient pas les derniers) , Blum, les mendésistes etc. Il offre une description malicieuse du mode de vie: on parle avec flamme des banlieues depuis son appartement situé du Ve arrondissement, on défend ardemment l'école publique mais les gosses vont à l'Ecole alsacienne ou au cours Sévigné parce que "les méthodes sont meilleures"  et toute cette sorte de choses.

Le jugement est à la fois empathique et sévère. Il est contenu dans cet extrait particulièrement révélateur.

Osons le diagnostic : sur le long terme, l'influence de la gauche caviar ne fut pas si mauvaise. A toutes les étapes du progrès politique, dans les méandres d'une histoire parfois tortueuse, elle fut pour les démocrates et les socialistes un éclaireur, un auxiliaire et un compagnon.

Jusqu'à aujourd'hui? Pas sûr. L'histoire parle beaucoup pour la gauche caviar. L'actualité beaucoup moins...

Un souvenir est à l'origine de cette réflexion, confirmé par une étude plus systématique. /.... Autour d'une nappe blanche ornée de candélabres qui font des ombres élégantes et rendent les femmes plus jolies, la conversation roulait sur les affaires de l'heure, plutôt économiques, comme souvent dans une France à la croissance engluée. Il y avait là un ou deux universitaires, un ancien membre du cabinet socialiste, un journaliste, une publicitaire et un banquier connu pour ses affinités rocadiennes.

On parla d'abord de l'emploi et à l'exception du journaliste, chacun s'accorda à dire que le niveau excessif des salaires, à commencer par celui du SMIC, quoi que la gauche ait pu en dire jusque-là, expliquait pour l'essentiel la persistance désastreuse du sous-emploi. On payait trop les travailleurs et du coup, on les employait moins: tel était le diagnostic général.

Puis une jeune femme raconta ses vacances, les films de Cannes défilèrent autour de la table, les dernières nouvelles parisiennes occupèrent les esprits et l'économie reprit le dessus en fin de repas. Il s'agissait cette fois de l'économie et de l'entreprise, anémiées et maltraitées comme on sait dans notre pays. Aussitôt ce fut un cri - presque - unanime: le niveau confiscatoire de la fiscalité, qui écornait sans cesse les hauts revenus, était évidemment responsable du découragement des entrepreneurs, de leur fuite à l'étranger. L'impôt sur la fortune était en tête de la liste noire, suivi par le niveau excessif des tranches supérieurs de la fiscalité sur le revenu.

Rien de très original, somme toute: dans tous les dîners où les convives ont du bien ou de hauts salaires, la même lamentation du contribuable peut s'entendre. Sauf que cette fois elle était conjuguée avec la condamnation du niveau des salaires. Autrement dit, pour cet aéropage progressiste qui votait depuis toujours pour la gauche, qui l'avait suivie, aidée, conseillée, guidée parfois, tout irait mieux en France si les pauvres gagnaient moins d'argent et les riches beaucoup plus.

Et c'est pourquoi, Madame, votre fille est malade. Victor Hugo avait une fortune considérable et Léon Blum, du bien mais ils n'étaient pas insensibles à la misère. Les intellectuels progressistes se mettaient au service du peuple quand de nos jours ils prétendent décider seuls de ce qui est bon pour lui. C'est ce qui rend la gauche caviar inaudible, voire insupportable.

benjamin borghésio