En effet, le monde connu finissait toujours par rencontrer l’eau et son univers particulier. Bacs, barques, bateaux, voiliers, paquebots … il fallait confier provisoirement son quotidien, sa vie et ses biens au bercement ou sauvage roulis de flots capricieux. Et lors des longues traversées, la vie sociale reposait sur d’éphémères rencontres, repas au faste délicat, soirées pittoresques parce que si différentes de l’ordinaire.


Le paquebot à deux hélices « Gelria » faisait la lige Amsterdam-Buenos Aires via Southampton, Cherbourg, la Corogne, Vigo, Leixoes, Lisbonne, Las Palmas, Pernambuco, Bahia, Rio de Janeiro, Santos et Montevideo. C’était en Septembre 1924. Le commandant était un certain Kolkman, le capitaine en second Braun, l’ingénieur en chef De Vries, le Commissaire Schreuder et le médecin Dr Bastiaans. Le chef cuisinier était un certain Coenen, et il y avait deux maîtres d’hôtel, un pour la première classe (Drieman) et l’autre pour la seconde classe (Bottema). Il y avait aussi un chef des bagages.
Et une liste des passagers de première et deuxième classe.

Il fallait s’y retrouver, dans tous ces visages d’hommes d’affaires louches ou régulières, ces épouses officielles ou de voyage, ces aventuriers et aventurières qui, même s’ils avaient de parfaites manières de table et de salon, finissaient par se trahir si on prenait soin de bien les observer. On utilisait donc la liste, cette magnifique liste de passager, pour griffonner son observation personnelle.

Suisse. Muffle accompli. Type parvenu.
Encore jolie. Poire et femme de ministre. Argentine.
Vieux spéculateur millionaire. Grains.
Argentines . Une famille bourgeoise type 1884  est-il mis près d’une série de noms féminins.
Belges. Discrets et sensés.
Businessman brésilien. Esclaves et sucreries.
Une jolie Chilienne. Beau coup de mollets.
Baedeker ambulant. Américaine du nord et comment !
L’élégante Française.
Allemand provisoirement homme du monde.
Quintescence du complet abruti.
Jeunes mariés charmants, lui mutilé de guerre.
Suisse mais rien du chocolat.
Italienne fardée, Comtesse et bolchévique.
Grosse Portugaise indolente.
Voulait être aimable…

Avec des vaches à bord...

Les menus s’adaptaient à la longueur du voyage et à la possibilité de trouver de la nourriture fraiche. Des vaches étaient à bord, fournissant le lait et finalement leur viande s’il en manquait.

Potage : Croûte au pot
Relevé : Escalope de veau jardinière
Entrées : Filets de poisson à la Chivry
              Canard aux navets
Rôtis : Rosbif (oui, écrit ainsi…)
Salade : Verte
Légumes : Haricots verts poulette
Entremet : Moka
Dessert : Emmenthal, Hollande
              Mandarines, gelée de cerises, biscuits



Ce n’était pas des vacances, c’était un aller vers sa vie ou un retour vers l’autre vie. C’était un temps que l’on occupait au mieux en jouant au croquet, en bavardant sur les chaises longues, en grignotant, fumant le cigare. Des faits divers rompaient la monotonie.

Le Dr Bastiaans que l’on avait vu traverser un couloir au pas de course était tour à tour supposé avoir dû sauver le cœur d’une grosse Brésilienne ou guéri la colique du petit Belge qui pleurait tout le temps.

L’acheteur de laine au gros nez avait été vu sortant de la cabine de cette belle dame esseulée qui buvait un peu alors que sa femme faisait des réussites au salon.

Le jeune couple anglais paraissait un peu trop amoureux aux yeux de certains que leurs mains enlacées en permanence gênaient.

Les trois petits Hollandais n’arrêtaient pas de faire des méfaits et d’imiter ce monsieur suisse qui parlait fort en faisant des grimaces. On célébrait le passage de l’équateur et des certificats étaient délivrés, signés par le Capitaine.

Et puis on arrivait et débarquait. On disait au revoir ou adieu à ses compagnons de vie de quelques semaines, on s’échangeait des adresses. On était contents de ne plus sentir la houle en permanence et de récupérer sa vraie vie. Ses affaires que l’on avait enfermées dans ces belles malles blondes à armature de bois, décorées des initiales, un peu cabossées et malmenées par les transports au toucher pourtant léger.
Oui, avoir la bougeotte alors, c’était un programme de plusieurs semaines !


                                                                                                                                       Ziza DONNAMIA