MON AIX A MOI ...

 

Leonard Cohen a fait l’ouverture du festival rock d’Aix en Provence en 1970. Et la ville a changé de visage. De 30.000 habitants elle a grimpé à 100.000 en une poussée de fièvre. Les hippies sont restés, les touristes revenaient, les Parisiens passaient de chez Flore aux Deux Garçons (*) dès l’hiver venu.  J’y suis arrivée avec ma jeunesse et l’émerveillement d’une liberté jamais encore vraiment connue. C’était l’âge des amis de tous genres.

On s’invitait les uns chez les autres - en se trompant parfois de date – et on partageait de modestes repas et de la bière bon marché. On s’éternisait aux terrasses des Deux G ou de La rotonde jusqu’à transformer les garçons en zombies aux idées noires - surtout celui que nous avions surnommé Furonculose. Et, à dix minutes de marche, il y avait la nature, immense et gratuite. Les promenades sur le Cengle, sur le plateau de Bibémus, dans le domaine des Roques-Hautes où on trouvait des débris d’œufs de dinosaures. Le chant métallique et hypnotique des cigales, la lente ascension des petits gris sur le fenouil le long des chemins, le tapage nocturne d’un hérisson près de Solitude, le petit pavillon de Cézanne, les barbecues à la grotte de Bibémus, le chocolat Van Houten qu’on y buvait dans des pots à résine, le regard voyageant sans hâte au-dessus de la cime des pins vers le lac Zola, céruléen et immobile. Tout l’été, il y avait des spectacles gratuits en ville : Joan Baez, George Zamfir, des groupes andins, des concerts de Giuseppe Tartini, des orchestres jazz, des cracheurs de feu et mimes… La secte des enfants de Dieu de Moïse David, qui sévissait alors, était aussi une sorte de distraction car des volées d’épithètes colorés les accueillaient partout.

J’ai marché pieds nus sur la terre rouge et les aiguilles de pin, et dormi à la belle étoile ; me suis jetée toute habillée dans la délicate fraîcheur du Bayon ; ai arrosé de jeunes vignobles à peine plantés au domaine de Roques Hautes, et suivi en leur parlant une horde de petits sangliers dans la pinède du Tholonet. Traversé des propriétés privées sur le plateau – pardon, monsieur l’écrivain suisse, c’était moi… - , enjambant les murets et priant pour que la brise n’apporte pas mon odeur jusqu’à la truffe chaude du chien endormi. Cherché les poireaux sauvages dans les champs, le panais sur les rives de la Torse. Traqué les cèpes des pins. Mangé pour quatre sous chez « Inès » où tous les intellectuels qui se respectaient venaient côtoyer les désargentés de tous bords. Saisi le bonheur sous toutes ses formes, tous ses déguisements, écouté toutes ses chansons. Revêtu mon cœur, à tout jamais, de cet éclat de lumière et senteurs.

Alain Delon et Mireille Darc achetaient leurs chaussures dans le même magasin où se ruaient les gourous et lamas conférenciers de passage ; on croisait Coluche ou Pierre Richard sur le Cours, ou Simone Signoret. L’ancien photographe des Beatles passait le torchon aux Deux garçons, complètement ravi pour ce temps de sa vie.

Aix… chacun en a sa version et son souvenir. Ceci est le mien.

                                                                                                                                          Suzanne DEJAER

 

(°) porte ce nom en souvenir des deux garçons de café qui l'avaient acheté en 1840 : « Guérini et Guidoni »

Dessin Nicholas Purpura (DR)