Milan, via Armorari numéro 4, à l’angle de la via Cantù. Une plaque signale que durant l’été 1918 les troisième et quatrième étages de cet immeuble abritaient le siège de l’hôpital américain de la Croix Rouge.  

C’était autrefois une belle maison patricienne avec du lierre sur les murs et des portes de chêne ouvragées avec l’amour de qui en a fait son métier de cœur. Hemingway y fut soigné et y tomba amoureux de son infirmière, ce qui sera le sujet, plus de dix ans plus tard, de l’Adieu aux armes

Il s’était enrôlé à 18 ans – ah, ces 18 ans qui font croire à des enfants qu’ils sont enfin des hommes et que la nef de leur vie n’attend qu’eux à son gouvernail – comme volontaire à la Croix Rouge en Italie. Il a un œil faible, ce qui l’empêche de s’enrôler dans l’armée comme il l’aurait désiré. C’est un beau garçon au front large et régulier d’où une pointe de cheveux s’élance comme une flamme. Il a ce regard sans cillements de qui se sent certain de tant de choses… à l’aube d’une vie qui lui enlèvera ces certitudes et les remplacera par d’autres. Il a le sourire des jeunes gens immortels.

 

 

Et il débarqua en Italie le 7 juin 1918, pour y être chauffeur d’ambulance. A peine arrivé, sa première tâche vint à sa rencontre : il s’agissait de transporter les victimes d’une fabrique de munitions qui avait explosé. Et, tout en surveillant de grands dépôts susceptibles d’exploser eux-aussi, éteignant un incendie qui se nourrissait de l’herbe dans un champ voisin, ils eurent aussi à transporter les morts dans une chambre mortuaire de fortune…  Les morts… voilà donc à quoi elle ressemble, la mort… des corps vidés de rires ou colères, de souffrance ou de soif, qui ne rentreront plus jamais chez eux, qui ne réchaufferont plus jamais de leurs mains des joues froides d’enfant ni ne lisseront le dos fatigué d’un vieillard… Des femmes et des enfants pour la plupart. Ce fut un choc amer, une bouffée de réalité qui secoua même ce jeune homme qui chassait pourtant depuis des années. Mais sa candeur s’éloignait de lui, sans qu’il le sache.

 

De là il partit à Vicence, puis Schio, loin du front. Un peu trop calme pour son goût d’aventure, et il dut attendre d’arriver à Fossalta di Piave, où son rôle consistait à aller en bicyclette distribuer vivres et cigarettes aux soldats. Il se rendait souvent - et on y conserve son souvenir - à la distillerie de grappa Nardini à Bassano, et s'asseyait au bar près du mur, savourant sa grappa, une boisson que l'on retrouve souvent dans ses récits de guerre.

 

Et le 8 juillet, un tir de mortier autrichien le blesse. 237 éclats de Minnenwerfer tout d’abord et puis, alors qu’il aide un autre blessé,  deux balles de fusil mitrailleur dans le genou. On l’hospitalise le 17 juillet à Milan avec un risque d’amputation de la jambe droite.  Impatient comme il le sera toujours, il avait tenté d’extirper lui-même les éclats de mortier avec un canif et l’aide du cognac qu’il cachait sous l’oreiller.

 

Nous offrons tous notre vie mais seuls certains sont choisis, écrit-il à sa famille, peu préoccupé de ses blessures.  Il aime voir la cathédrale depuis la véranda, qu’il dit très belle, comme si elle contenait une forêt.

 

C’est là qu’il tombe amoureux d’Agnes Hannah von Kurowsky, une grande infirmière américaine aux cheveux sombres et aux yeux gris-bleus qui est son aînée de sept ans. Jolie, brillante, spirituelle, illuminant l’endroit où elle se trouvait, joyeuse mais sachant rester sérieuse et professionnelle, ainsi la décrivait-on. La passion les frappe l’un comme l’autre.

 

 

De jours ils sont patient et infirmière, et de nuit ils transforment leur amour en mots fiévreux. « Je suis amoureux » écrira-t-il à ses parents. Elle l’appelle Ernie, Kid, Mr Kid, et signe Mrs Kid. Elle est amoureuse aussi, mais avec un peu de recul sans doute, de prudence. Elle est une jeune femme mûre et lui, aussi homme qu'il puisse sembler et est déjà à certains égards, il est sans doute trop convaincu que rien ne résiste à l'amour.

 

Elle lui enverra 52 lettres durant leur liaison. La première date du 25 septembre 1918, alors qu’Hemingway se trouve provisoirement à Stresa, et la dernière du 7 mars 1919. Les lettres envoyées par Hemingway ont été brûlées, victimes de la jalousie d’un autre fiancé d’Agnes. Le règlement de la Croix rouge était très strict et les relations sentimentales étaient hors de question, et donc leur correspondance utilisait des réseaux non-réglementaires. En octobre Hemingway retourna au front, revenant toutefois à Milan pour une jaunisse. Ils se revirent donc une semaine avant qu’Agnes ne soit transférée dans un autre hôpital à Trévise. Ils s’y rencontrent le 9 décembre 1918, et elle lui annonce qu’elle ne passera pas les fêtes avec lui. Il retourne aux USA avec l’amère sensation d’avoir participé à la plus inutile de toutes les guerres et il espère qu’elle l’y rejoindra pour l’épouser.

 

Agnes quant à elle apprécie le plaisir de se sentir jolie et séduisante. Les médecins italiens la courtisent. Elle se découvre femme, avec le pouvoir de rendre amoureux. Elle est loin de chez elle. En mars elle écrit sa dernière lettre – une lettre de rupture un peu maternelle - à ce jeune amoureux, son Kid, qu’elle n’aime plus d’amour parce qu’elle vient de donner son cœur à un Italien qui désire l’épouser – ce qu’il ne fera pourtant pas à cause de l’opposition de sa famille qui ne veut pas d’une Américaine. Hemingway encaisse très mal et doit s’aliter.

 

Il guérira cependant, comme elle le lui annonce dans la lettre, de son chagrin d’amour. Il se marie, en 1921, avec Hadley Richardson, encore plus âgée qu’Agnes. Mais il confiera plus tard à un journaliste américain à Paris, que si Agnes était revenue dans sa vie, il aurait tout quitté pour elle. « Je l’ai aimée et elle m’a largué. Je ne lui donne pas tort. Mais j’ai fait en sorte de cautériser son souvenir et je l’ai brûlé avec de l’alcool et d’autres femmes et maintenant c’est envolé ».

 

Quant à Agnes… interrogée plus tard elle dira que pour elle il ne s’était agi que d’un simple flirt… Un simple flirt de 52 lettres en six mois… Mais peut-être avait-elle voulu oublier et mis l’habit de simple flirt à l’homme qui sans doute l’aima le plus. Il n'a certainement pas été facile de retrouver des reflets d'un amour fou dans un livre où elle affirmera toujours ne pas se reconnaître.

 

 

                                                                                                                                Suzanne DEJAER