Damien Personnaz, votre passion est singulière puisqu’il s’agit des îles…  Mais pas les îles parc à touristes. Vous aimez les vraies îles. Comment leur appel vous a-t-il rejoint, et quand ?

Très tôt. Un rêve de gosse. Comme beaucoup de monde, j’ai été envoûté par les histoires de Jules Verne, Tintin, Stevenson ou Jack London qui ont réussi à imprimer leur passion pour les îles lointaines dans mes neurones.  Plus tard, les atlas m’ont permis de réaliser que le monde était encore grand, que les océans l’étaient encore plus et que de petits bouts de terre émergée survivaient tant bien que mal au milieu de rien. Et au milieu de ces riens, il y avait des insulaires que je désirais avant tout connaître, interroger, comprendre. Mais ce n’est que plus tard que j’ai pu assouvir, enfin, cette passion des îles très isolées. J’ai voulu répondre à cette question simple : comment vit-on en ce début de XXIème siècle dans une île lointaine ? Questions et réponses que j’ai voulu partager avec des lecteurs.

Y-a-t-il quelqu’un dans votre entourage ou famille qui vous ait inspiré en particulier, que ce soit pour la découverte du monde, d’un certain type de solitude apprécié, ou d’une adaptabilité importante à divers univers ?

Non, personne en fait. Je me suis toujours senti décalé. Cette passion des îles lointaines faisait soupirer mes parents et laissait indifférent mon entourage. Frères, amis ou copines ne comprenaient pas cette attirance.  J’ai toujours voulu voyager, observer et vivre le quotidien lointain, être dépaysé. Je ne voulais surtout pas aller où tout le monde allait. Il y avait en moi un candide qui espérait toujours découvrir une terra incognita. Je suis né trop tard, hélas. Je m’adapte vite parce que je ne compare pas. J’y vais, c’est tout, j’ouvre les yeux, je suis curieux, je flâne, j’interroge, je me laisse aller, je lâche prise.

 


Un Personnaz voyageur par AUXERRETV

 

Vous considère-t-on, dans votre entourage, comme un « aventurier » et vous, comment vous voyez-vous par rapport aux paisibles sédentaires ?

Aventurier, non, je ne pense pas, quoi que certaines personnes me le disent. Ou alors aventurier avec un petit « a ». De par mon ancienne profession (j’ai travaillé pour le compte de la Croix-Rouge internationale et l’UNICEF où j’effectuais des missions dans les pays en guerre ou en proie aux catastrophes naturelles), j’ai côtoyé la mort, la misère, la pauvreté crasse, les injustices dans des conditions difficiles et dans des régions du globe où effectivement le mot « aventure » peut s’appliquer. Mais même dans ces situations, il existe des moments merveilleux, voire exaltants. Toutefois, au bout de 20 ans de cette vie de nomade humanitaire, qui m’a laissé quelques séquelles (je m’en rends compte maintenant), j’avais envie de vivre et de voir autre chose. Voyager dans les îles a constitué une aventure mais je ne me suis pas senti un aventurier pour autant.  

Je n’ai rien contre les sédentaires. Mais j’ai l’impression qu’il leur manque un petit quelque chose. Lors de mes voyages dans les îles ou ailleurs, j’ai réalisé la complexité des choses. Chaque île demeure d’une complexité infinie qu’un article de journal ou même un livre ne suffirait pas pour y englober les multiples subtilités et substances. En voyage, j’absorbe comme une éponge les nuances, les bribes, les émotions. Dans l’écriture je presse l’éponge et je nettoie. Ecrire suppose un travail de synthèse et de sabrage, il en résulte une frustration de n’avoir pas tout dit. Une île est solitaire, fragile et complexe entourée par des éléments forts et mystérieux comme l’océan, les vents, les marées ; à l’instar de chaque être humain finalement qui doit se dépatouiller avec ses questions, ses doutes et l’irrationnel des circonstances et de ses sentiments les plus profonds. 

Comment choisissez-vous les îles de vos périples ?

Tout commence par l’atlas et une carte. Sans atlas, pas de voyage. Plus elles sont éloignées, moins on en parle dans les guides qui tuent le rêve, plus elles m’intéressent. Je ne choisis que celles qui sont habitées par une petite communauté insulaire, reliée aux continents par un hypothétique bateau ou un avion survivant. Hélas, il n’existe que très peu d’îles de nos jours qui ne soient accessibles que par bateau.

Ensuite, j’opère une sélection dans l’espace. Il s’agit de planifier un voyage, sauter d’un océan à un autre demande du temps et de l’argent.

Surtout, il faut qu’elles se situent loin des sentiers battus et des publicités et de la foule. Rien n’est plus décourageant que les îles touristiques mâchouillées par les clichés, on y retrouve les mêmes choses et les mêmes gens que dans les rues de nos cités trop familières. Elles se ressemblent toutes et ont perdu leur âme. Chaque île lointaine possède sa propre caractéristique, elles sont très différentes l’une de l’autre de par leur histoire, les gens qui la peuplent et les espoirs ou désespoirs qui les hantent.

Comment financez-vous vos voyages ?

J’ai économisé sur bien des choses. Et j’économise toujours. Mon existence est correcte et relativement frugale.  C’est vrai, partir vers les îles lointaines suppose un budget mais que l’on peut compresser grâce à des trucs. D’abord, la recherche. Il faut privilégier les agences de voyage locales, si elles s’avèrent nécessaires, proches des îles que l’on désire visiter plutôt que celles situées en bas de chez vous. Elles ont les contacts qu’ici nous n’avons pas. Toujours partir hors saison, ici et là-bas. Prendre son temps et planifier un ou deux ans en avance. Ainsi j’arrive à vivre deux mois dans ces îles pour le prix de deux semaines de ski à Avoriaz ou une semaine à Londres, Harrods ou pas Harrods.

Etes-vous parfois tenté de ne pas revenir ?

Jamais. La vie est trop rude dans les îles isolées, précaire et trop repliée sur elle-même. C’est paradoxal : en voyage, je recherche l’espace et le dépaysement. Dans les îles, la notion d’espace commence et s’arrête à l’océan. Mais à l’intérieur y règne une mentalité villageoise baignée par les commérages, les rumeurs, la mesquinerie, la jalousie exacerbée par l’isolement et la promiscuité. Autant de comportements que je déteste. Le quotidien dans une île ressemble à la vie dans un village de montagne où le visiteur est toléré, mais tout juste. En revanche, celui qui veut s’y établir passera à la moulinette égalitaire sous peine d’être rejeté ou ostracisé. Mais en ne faisant que passer, j’assume bien volontiers mon statut de voyageur. J’aime ensuite partager mes expériences, objectivement et subjectivement.

Je ne me sens jamais seul lorsque je voyage. Ici, oui, bien souvent. Je sais que ma place est ici, mais le « connu » me phagocyte. J’ai besoin de bouger, de partir, d’être dépaysé pour oxygéner mes pensées et titiller l’inspiration. Voyager me procure le sentiment et la satisfaction d’appartenir aux quatre coins du monde, de faire des rencontres et grâce à elles, de remettre en questions toutes mes certitudes. Et rien de mieux que de passer quelques jours sur une île lointaine pour explorer ses propres entrailles.

Toutefois, j’ai beau être nomade, certaines choses que l’on trouve ici me manquent, parfois cruellement. Par exemple, un pain croustillant, un bon vin de Bourgogne, une cheminée qui crépite, des librairies qui rendent libres l’enraciné, une langue maniée avec aisance et sans malentendu, une culture dans laquelle je m’identifie.

Vous êtes amené – on le constate en lisant votre blog  – à faire face à bien des situations sans espoir parmi les insulaires. Précarité de l’emploi quand il y en a, vieillissement, consanguinité, sentiment d’isolement, manque de distractions. Vous ramenez bien entendu cette perception lors de vos retours « à la vie normale ». Etes-vous déphasé pendant un moment, en permanence ou peu ?

Chez les insulaires ou parmi nous, il y a toujours de l’espoir. L’espoir n’est pas forcément lié au lieu où l’on habite. J’étais plus déphasé lorsque je revenais de « missions » en Angola, au Rwanda juste après le génocide, au Kurdistan ou ailleurs. Là-bas, survivre était véritablement difficile, le présent désespérant et l’avenir brumeux. Toutefois, ces pays s’en sont sortis, bon an mal an et ils vont mieux. Dès qu’ils vont mieux, on les oublie.

Le monde est comme la vie, injuste et truffé de crises brèves ou interminables. En ce moment, il y a ce soi-disant printemps arabe qui tintinnabule à nos oreilles ; ça passera une fois que le ménage sera fait, la poussière et les rancœurs mises dans le congélateur et les plaies sanguinolentes soignées. Certaines crises ne se dénouent que très lentement dans ce monde qui va vite, dérape et valdingue ; alors oui, on peut parfois désespérer.

Pourtant, même dans ces situations sombres jaillit souvent l’étincelle de la survie qui fait repartir la machine de la vie. Rien de cela dans les îles visitées, même si les semaines n’y sont pas sereines. Le fossé entre ici et là-bas est plus ténu. On y souffre mais on n’y meurt pas dans des conflits internes et interminables. L’île est rythmée par la routine, le temps qu’il fait, l’école des enfants, la pêche, laver le linge, gérer les conflits familiaux et les voisins, balayer devant sa porte tout en pensant à ceux que l’on aime, à espérer que demain se passera bien, à gagner de l’argent pour un avenir rassurant. Comme ici, chez moi ou chez vous. Alors, le décalage est forcément moindre.

Il semble cependant que l’émerveillement soit toujours présent, ou tout au moins un amusement qui fait de chaque île une perle particulière. Est-ce vrai ou n’ai-je lu que des articles affichant un sourire, qu’il soit léger ou franc ?

Chaque île possède un côté pile et un côté face, un yin et un yang qui s’équilibre. Il y avait des matins ou je m’y réveillais d’une humeur chagrine alors forcément ma perception en était légèrement ternie. Les îles isolées m’émerveillent, elles ne m’amusent pas parce qu’elles ne sont pas drôles. Elles sont fragiles, souvent austères, parfois gaies, mélancoliques la plupart du temps. Pour ses habitants, les îles sont des prisons, ils s’y sentent à la fois reclus et rassurés.

Le côté comique provient essentiellement de la littérature et des mythes qu’elle a créés. Elle a poussé énormément d’occidentaux à s’y rendre en croyant que tout était possible alors que tout y est plus impossible qu’ailleurs. La fascination, voire l’adoration, que j’en avais il y a quelques années a laissé place à un sentiment plus profond, plus proche de la tendresse et de l’amour. Je les connais mieux, je les accepte comme elles sont, avec leurs qualités et leurs défauts. Mais attention : certaines m’ont irrité, d’autre subjugué. Aucune ne m’a laissé indifférent. C’est l’essentiel.

Vous avez publié des livres. Un ou deux titres à nous donner ?

Oui, deux !  Sept oasis des mers, paru en 2008 aux Editions du quai rouge et Cinq petits mondes à paraître très prochainement aux Editions kirographaires. Je travaille à un troisième qui reprendra quelques chroniques publiées sur mon blog.

                                                              Recueilli par Suzanne DEJAER