Comment parler de cette tragédie, les 12 morts chez Charlie Hebdo morts parce que leurs dessins surprenaient et dérangaient, une tragédie, une parmi les inombrables qui peuplent l'histoire de l'humanité et de la littérature ... ?

Que dire ? Et pourquoi dire, lorsque vous vous sentez directement concerné ? Et que vous êtes submergé, aliéné par l'émotion. Comment penser l'impensable ? L'indicible.

Il est extrêmement difficile de séparer l'affectif du raisonnable. Éternel débat.

Je ne peux pas parler de Charb dont le dernier dessin était prémonitoire, mais je pourrais de Cavanna.

Je peux évoquer Cabu, qui en 1973 a joué avec ma fille âgée d'un an à peine. Il a vraiment joué comme moi, le père, je ne savais pas le faire, et l'a fait sauter sur ses genoux ce qui nous a tous bien fait rire. Cabu ou le grand duduche, c'est tout le contraire de ce que me disent les gens. C'était un jeune homme doux, tolérant, humble ... Il devait l'être pour venir voir, avec Isabelle, sa femme aux yeux d'amande verts, un petit journaleux débutant dans le métier.

J'étais journaliste au Télégramme de Franche-Comté, un hebdomadaire dont le siège était à Besançon, fief d'Edgar Faure, l'homme de Pontarlier, du Haut Doubs. C'était au moment de l'affaire LIP. Le préfet de région M. Schmitt, avait fait charger les CRS dans les rues où rentraient chez elles, paisiblement, des personnes âgées. Le Télégramme avait publié des photos accablantes de violence.

Mais là n'est pas le propos. Il faut raison garder toujours. La mort sanglante de Cabu, bizarrement, touche tous les membres de ma famille, femme et trois filles.

Tout le monde peut comprendre cela. Je ne suis pas le seul dans ce cas de figure.

Au-delà de la perte et de la terreur, je veux dire comment je pense les choses.

Charlie Hebdo qui s'appelait Hara-Kiri avant son interdiction, fit une couverture  "Bal tragique à Colombey : 1 mort ", le 17 novembre 1970 et fut censuré.
Ce choix de titre faisait référence à un fait divers qui avait défrayé la chronique : l'incendie du Cinq Sept, à Saint Laurent du Pont, où 146 personnes avaient trouvé la mort.

Pour moi, étudiant à l'ESJ boulevard Vauban à Lille, cette publication fut comme une révélation dans une société bloquée. Une bouffée d'oxygène d'irrévérence, nécessaire. Pour survivre. Cela changeait des conversations sans fin avec Pierre Mauroy, grand idéaliste passionnant, au Rihour le café des journaleux de Lille où n'entrait pas n'importe qui.

Alors,maintenant, je vais dire ce que je pense, à la face des gangsters du fanatisme, ces pros égarés, qui veulent nous faire taire.

Je veux dire simplement que les journalistes de Charlie Hebdo sont nos commandos, nos têtes de pont, nos "Boys", pour faire avancer l'intelligence, la capacité de s'interroger, de se moquer de soi-même et de faire avancer les choses, pas à pas, la démocratie aussi.

Au-delà, aujourd'hui, ils préservent, objectivement cette démocratie, et contribuent à la maintenir. Ce sont eux qui ont eu raison de la société bloquée des années 70. Et ils n'ont jamais baissé les bras.

Alors merci.

Aux hérauts.

Aux héros.

Et n'oublions jamais que ces monstres criminels, ces pros impeccables, ces robots manipulés, sont des hommes. Que des hommes. Comme nous. Or nous sommes tous des Charlies. Oui des Charlies, mais que des Charlies. Ces Charlies on les aime.

Si nous sommes libres, aujourd'hui, c'est, aussi, grâce à eux.

Eux, qui ont fait avancer les choses. Au prix de leurs vies.

Dans une société qui se voudrait lisse et feutrée, politiquement correcte, pour ne pas dire bien élevée.

Aujourd'hui, paradoxalement, on se sent plus fort. Beaucoup plus fort et plus déterminé que jamais.

 

Pierre-Jules GAYE