La guerre.

L'enclos des fusillés à la Citadelle de Liège en Belgique. Un lieu du souvenir de guerre comme tant d’autres. Mais dont on ne sort pas l’esprit aussi insouciant que lorsqu’on y est entré. On sait pourtant ce qu’on vient voir. La guerre, on “connaît”. On a vu des films, des reportages, lu des statistiques, écouté – avec de moins en moin d’attention – les récits de ceux qui ont vécu et cherchent, maladroitement, à partager, sans le pouvoir.

Et puis… la “magie noire” du lieu opère. Il fait soleil, le calme est doux, la brise soulève cheveux et feuillages, et pourtant, ces croix, ces alignements de croix… voilà que ça vous serre le coeur. Il y en a tant, il y en a trop. Ici, dans ce lieu précis, elles donnent un nom, et parfois le corps a été rendu aux familles et dort près des siens. D’autres dorment là, au pied de la croix, et les familles sont venues leur rendre visite sans pouvoir jamais guérir de cette longue attente. Les croix ornées d’un ruban protègent les corps de ceux qui sont venus mourir trop loin de chez eux, ou n’avaient plus rien qui les identifie sinon la couleur d’un uniforme. Inconnu russe, abattu par les Allemands.

Inconnu russe, dit "Marcel"... Photo AuxerreTV - DR

 

Anatoly Chestopalov - 32 ans - résistant et suicide - Photo AuxerreTV - DR

 

Michel Vergetin - 36 ans - détention d'arme - Photo AuxerreTV - DR

 

Pour d’autres c’est “fusillé par les Allemands”.  Certaines stèles pleurent un père, un frère, un époux, en larmes de pierre. Mort pour avoir aidé des résistants, pour détention d’arme, pour résistance… Certains sans doute étaient de l’étoffe des sans-peur, mais on peut devenir héros sans avoir connu cet élan aux illusoires lueurs d’invincibilité. Oui, on peut mourir héroïquement et la peur au ventre, simplement pour avoir accepté de cacher une arme ou porter un message. Alors qu’une mère a supplié : ne te mêle pas de ça! Qu’un père a grondé : ça suffit d’un seul dans la famille, toi ton rôle c’est d’étudier et de ne pas donner de soucis à ta mère.

 

Entrée du couloir de la mort - Photo AuxerreTV - DR

 

Enclos des fusillés au sortir du couloir de la mort - Photo AuxerreTV - DR

 

Le “couloir de la mort” a une odeur de sous-sol, et l’angoisse y volète comme une chauve-souris affolée. Quant au mur contre lequel il y avait 5 poteaux, 5 totems de mort, et dans lequel les balles ont troué la brique… l’horreur en jaillit, encore toute chaude. C’est là que, dans ce lieux précis, 221 hommes ont été frappés par cette évidence: c’est ici que ça se termine.

Le mur et l'impact des balles - Photos AuxerreTV - DR

 

Une grande tristesse y vit, voile invisible mais qui vous frôle la conscience.

On ne peut s’empêcher de se dire qu’ils sont partis en plein chagrin, celui d’imaginer la douleur qui allait frapper les leurs. Jamais plus. Plus de retour, plus d’engueulades ni d’embrassades, plus de surnoms, de moqueries, de plat favori à leur faire dans la joie, plus de plaintes sur les chaussures qu’ils usaient, le peigne qu’ils laissaient trainer partout, leur habitude de ne pas savoir se lever – ou se coucher. Les bien-aimées tant de fois amoureusement caressées dans le secret du souvenir, qui un jour se consoleront avec un autre s’il supporte ces terribles petits instants sans paroles et un regard qui se dérobe. Et ces enfants, qui trop petits ne pleureront que parce que tout le monde pleure, pour qui papa ne représente rien de plus que le sourire sur le visage maternel, et sera désormais coloré de la nuance pourpre du drame. Ou ceux plus grands qui ne comprendront que tard dans leur vie ce que l’absence du père a rongé en eux.

 

Mais on aime encore... Photo AuxerreTV - DR

 

Toute l’intimité d’un quotidien allait finir contre ce poteau adossé au mur, massacré déjà par la mort des autres. Adieu la vie, adieu ceux que j’aime et qui m’aiment. Et le chagrin a dû courir sur leurs fronts.

Et puis… ces hommes et femmes qui un jour tiennent un télégramme en main, ou ouvrent une porte pour voir un visage ami et grave, les yeux pleins de la mauvaise nouvelle. Peu de temps et d’espace pour pleurer, c’est la guerre pour tous et partout on vit dans l’attente, l’espoir, l’angoisse, le deuil. On avance comme les autres, une partie du coeur qui s’est raidie comme un vieux bout de viande boucanée, et l’autre qui n’est plus qu’un moteur. Et ces photos que l’on regarde à la dérobée, ces vêtements qu’on ne se décide pas à jeter, ce prénom qu’on se refuse à prononcer comme pour ne pas l’user.

Bien sûr, il n’y a pas que la mort. On peut revenir. Vivant. Enfin… pour être vivant il faut décider de ne plus penser à tant de choses. Le premier tué, ami ou ennemi. Ses cris et son sang, sa vraie douleur. La peur que l’on cache. Les visages aimés auxquels on confie ses rêveries et son avenir, et qui ne comprendront jamais. Parce qu’on ne voudra pas leur raconter cette autre personne que l’on a été forcé d’être. Que l’on a découvert être. Que l’on se souvient avoir été dans la moiteur glaciale des mauvaises nuits.

La paix n’a plus jamais le même sens pour ceux qui nous la ont rendue… ils la paient encore et encore, à jamais. Rien ne redevient jamais comme avant. Ça ressemble à comme avant. Il faut juste ne pas vraiment y penser…

 

                                                Suzanne DEJAER