Quelques semaines à peine après les attentats qui ont semé la mort dans Paris, la France révèle au monde un tout autre visage que celui, fier et endeuillé, qui avait suscité compassion et admiration. Non plus la France tolérante, patrie de l’idéal « liberté, égalité, fraternité » que Barack Obama célébrait, mais une France qui puise dans ses peurs la justification du repli, de la xénophobie et de l’autoritarisme assumé. Double deuil, de nos morts et de nos valeurs. Les triangulaires et désistements républicains du second tour pourront bien amoindrir les gains électoraux du Front national en termes de sièges et de présidences de régions.

Qu’importe, presque, le détail des scores définitifs : quand le Front national atteint 30,6 % des voix au premier tour au niveau national et que les Français placent en tête du podium Marine Le Pen et sa hantise de « l’immigration bactérienne », Sophie Montel en Bourgogne Franche-Comté, qui défendait les propos de Jean-Marie Le Pen sur « l’évidente inégalité des races » en 1996, ou Marion Maréchal-Le Pen en PACA, qui juge dans Présent que « les musulmans ne peuvent avoir exactement le même rang que la religion catholique », il y a d’ores et déjà un grand perdant. Ces élections signent la défaite de la pensée. Défaite de la pensée d’abord car les attentats ont plongé le pays dans le règne du sentiment et du viscéral. L’impensable nous asservit à sa logique, bloque la réflexion, nous confine dans les impensés.

 

Plus de fragilité envers le politique

 

Ce traumatisme, loin de susciter un sursaut démocratique, a fragilisé une confiance déjà abîmée envers les autres et envers le politique. Sauf chez les électeurs frontistes sur motivés par ces mêmes événements, car préparés à y lire la réalisation des prophéties de « guerres interethniques » régulièrement annoncées par le Front national. Car le Front national, parti volontiers anti-intellectuel qui valorise le « bon sens du peuple » et se nourrit de préjugés, est à la fois le parti qui réfléchit le plus au poids des mots et celui qui distille le prêt-à-penser le plus rigide et le moins propice à la pensée comme activité critique.

D’un côté il coopte en les détournant certaines valeurs républicaines porteuses, de l’autre, il propose depuis quarante ans un même roman national figé qui vend du mythe plutôt que l’analyse. Refus de penser l’autre dans sa complexité et dans son devenir, refus de penser l’histoire de France comme autre chose qu’une fresque glorieuse, refus de penser l’individu au-delà du cercle étroit des traditions héritées et des liens du sang et de la parenté, injonctions à croire aveuglément aux autorités établies, amalgames… Son discours est une négation brutale de ce pour quoi la France est justement admirée de par le monde : l’esprit critique, la pensée rationnelle, la recherche historique. Or les médias n’offrent plus un espace de lecture possible de cette imposture.

Friands de petites phrases, si possible « chocs », d’images plus que d’analyses, ils laminent le discours, le saucissonnent en citations et détruisent ainsi la possibilité pour le public d’en faire lui-même une lecture critique. Comment cerner les valeurs réellement portées par une Marine Le Pen qui dénonce, le 28 novembre, des terroristes qui veulent « diviser les Français, les opposer les uns aux autres », si ses mots, qui reprennent presque verbatim ceux de François Hollande (« Que veulent les terroristes ? Nous diviser, nous opposer »), ne sont pas resitué dans la logique souterraine de son discours entier ? Discours de vengeance, quand celui du président insistait sur la fraternité. Défaite de la pensée donc, car pensées défaites, non pas déconstruites ou dépliées, mais morcelées, copiées collées et tronçonnées en cubes cathodiques consommables mais indigestes pour l’esprit.

La faillite de la pensée n’est en outre guère l’apanage du Front national. En face, la défaite est politique et sémantique avant d’être électorale. Droite et gauche de gouvernement souffrent d’une erreur d’analyse du marché politique : chacun essaie de cerner la demande des électeurs et prend le Front national comme étalon de leurs aspirations.

D’où une escalade à droite sur les thématiques identitaires et migratoires depuis la présidence Sarkozy, sur la demande sécuritaire et autoritaire depuis le gouvernement Valls. Cette stratégie ne peut que renforcer le Front national, crédibilisé par ses imitateurs, et brouiller l’image des autres partis, devenus illisibles à force de se renier. La dédiabolisation est autant l’œuvre de Marine Le Pen s’emparant des mots de la République que de ceux qui normalisent son discours en répétant ses clichés, du « clash de civilisation » à la symbolique ambiguë de la déchéance de nationalité.

Or il est urgent de reconstruire une offre politique alternative, cohérente et indépendante du logiciel frontiste. De reprendre le combat culturel, de réfléchir plutôt que refléter le monde FN, d’élaborer un programme clair dans ses valeurs et ses actions, d’actualiser plutôt que de sacraliser une « République » devenue totem. C’est-à-dire de se remettre à penser.