C’était un homme, et un vrai, affirmera-t-on à sa mort.

A sa naissance cependant, le 5 octobre 1728 à l’hôtel d’Uzès à Tonnerre, le médecin fut incapable de déterminer le sexe du bébé qui serait né recouvert de membranes fœtales. « Coiffé ». En 1743 il part à Paris pour continuer ses études et à 21 ans est diplômé en droit civil et en droit canon. Il devient avocat et pratique magnifiquement l’équitation et l’escrime. Il est menu, gracieux, son visage est ciselé avec une grande délicatesse.

Louis XV le remarque après la lecture de « Considérations historiques et politiques » - il écrit aussi – et le fait envoyer  en Russie e 1756 pour ses services secrets afin de  tenter d’obtenir  de la tsarine Elisabeth 1ère une alliance avec la France. Il deviendra donc sa lectrice de confiance (Mademoiselle de Beaumont) et participera à certains des bals masqués où les hommes s’habillaient en femme et vice-versa. Sans doute sa jolie silhouette se trouvait-elle bien sous les toilettes volantées et s’amusait-il du trouble qu’il provoquait. Son visage a des traits féminins.

On le soupçonne d’hermaphroditisme. On le dit fou, monstre, animal amphibie. On le dit femme. On le dit homme. On le dit les deux. Sulfureux, excentrique. Fou. On s’en occupe beaucoup. On fait des paris sur son sexe. On spécule sur le fait qu’il n’a pas de fiancée… on affirme que ses déguisements féminins sont trop parfaits pour n’être que de bonnes imitations. Lui se dira vierge et chaste… ce qui semble avoir été vrai. Un être sans désirs charnels, sachant utiliser ceux des autres et s’en nourrissant.

Il est un habile diplomate, et est récompensé par le roi en 1760 du brevet de capitaine des dragons après une mission réussie à Saint-Pétersbourg puis par l’Ordre royal et militaire de Saint Louis après la rédaction, en 1763, d’un traité de paix lors de la guerre de Sept ans. Il vit une vie d’homme, et pratique l’escrime avec tant d’adresse que les doutes sur son sexe basculent à nouveau.

Mais le talent n’exclut pas les faiblesses. Vanité, envie, impulsions vengeresses. Un narcissisme dévorant. L’incertitude de son sexe ne doit pas l’aider et sans doute être à l’origine de névroses. Mesquineries. Par les services secrets du roi, il est chargé de planifier l’invasion de l’Angleterre et du pays de Galles dont il connaît bien les côtes. Il se retrouve donc en Angleterre, nommé ministre plénipotentiaire de l’Ambassade du duc de Nivernois. Homme comblé, homme important. Mais on change d’Ambassadeur et c’est le désaccord immédiat entre les deux hommes, le Comte de Guerchy et lui. Le Comte de Guerchy remplace son poste de ministre par celui de simple secrétaire. D’Eon supporte très mal l’humiliation et les ordres de son supérieur qu’il juge peu compétent. Chacun a son clan, et les deux clans se font guerre.  Louis XV demande alors l’extradition du chevalier d’Eon mais la loi anglaise l’interdit. Par bravade le chevalier continue de se rendre à l’Ambassade et va jusqu’à, en 1764, divulguer des secrets d’Etat, prêt à tout pour venir à bout du Comte de Guerchy qui sera plus tard, lors d’un des procès qui suivirent, accusé par un témoin d’avoir tenté de l’empoisonner  lors d’un repas. En 1767 d’Eon est disculpé et reprend sa vie d’agent secret. Selon ses missions, il est homme ou femme. L’émoi reprend. On parie, on ne parle que de ça, au point qu’en 1774 Louis XV lui demande de choisir ce qu’il sera désormais : homme ou femme ?

En 1775 il accepte de ne plus jamais quitter ses habits féminins en échange de quoi une rente viagère lui sera accordée. Mais une femme n’a plus accès à la politique, ni au droit, ni à l’armée et elle s’ennuie, Mademoiselle d’Eon de Beaumont! Elle supplie le roi de lui permettre de retrouver ses habits d’homme, ce qui lui est refusé. A la mort du roi, elle revêt son uniforme de dragon et se présente à Louis XVI pour réitérer sa requête, sans plus de succès. Elle est exilée en Tonnerre où elle demeure pendant 6 ans. Marie-Antoinette elle-même lui fait parvenir des toilettes. Elle décide de repartir à Londres, ce qui lui fait perdre sa rente après quelques années vécues en dame. Elle a grossi, découvre une existence parcimonieuse et garde pourtant encore le plaisir de l’escrime, qu’elle pratique en habits féminins. A 68 ans elle est gravement blessée lors d’un duel et doit arrêter.

 

Elle désire participer à la révolution française en formant … une unité d’amazones ( !!!) et reçoit un passeport mais hélàs la déclaration de guerre du 1er février 1793 et son endettement ne lui permettent pas de quitter l’Angleterre où elle sera emprisonnée pour dettes 9 ans plus tard. Une fois libérée elle signe un contrat pour la rédaction de ses mémoires mais a une attaque vasculaire qui la laisse paralysée. Elle vivra encore 4 ans, misérable et immobilisée, après avoir connu les fastes des cours, les galanteries, les honneurs et querelles futiles, et un corps qui exultait dans l’escrime, les robes à panier et l’équitation. A 82 ans enfin elle voit la fin de cette longue déchéance, et c’est alors que l’on constate que la vieille défunte est un défunt.

Le mystère cependant reste complet car un faux constat n’est pas impossible : en effet d’autres médecins avaient, de son vivant, certifié que c’était une femme, ce que le chevalier lui-même avait affirmé à maintes reprises. Des documents démontrent que le ministre de l’intérieur anglais faisait suivre la vieille demoiselle par des espions tous les jours. " Le ministre Anglais curieux de reconnaître quel étoit réellement son sexe, le faisoit suivre et surveiller dans ses moindres actions " Et la pauvre créature condamnée à un sexe et un seul s’agenouillait derrière les buissons pour se soulager… Quel était l’enjeu de cette surveillance constante d’une femme désormais sans le sou ni influence ? Pourquoi était-ce aussi important ? Le constat du sexe de la défunte mentionne beaucoup de témoins de qualité, ce qui est inhabituel (qui veut trop prouver ne prouve rien)… Il – ou elle - est enterré dans le Middlesex à Saint-Pancrace. Middlesex… une dernière ironie pour cette histoire d’un sexe du milieu…

Vie étrange. 49 ans en homme, 33 en femme. Beaucoup d’aventures, d’intrigues, de vitalité et d’intelligence, du charme, de l’audace. Un personnage inhabituel… fut-elle/il, comme on le pense, victime du fait que son père voulait un fils et pas une fille, et donc soumise aux robes et manières de filles, entrant malgré lui dans la vie d’une autre pour parfois tenter de crier « je suis moi, et pas elle » ?

                                                                                         Suzanne DEJAER

 

Le chevalier d’Eon, 5 Octobre 1728 Tonnerre – 21 Mai 1810 Londres