CULTURE
Au théâtre d'Auxerre c'est tout sauf du globish
le jeudi 07 mars 2019, 22:54 - CULTURE - Lien permanent
La conversation entre Héloïse Lhérété rédactrice en chef du magazine Sciences Humaines et Barbara Cassin, philosophe, philologue sans frontières, amoureuse des mots et de liberté, académicienne, a captivé, jeudi soir, un auditoire de 200 personnes sur le thème des mots, ce qu'ils peuvent, et les langues dont la traduction semble impossible en termes de correspondances similaires
Autrement dit, chaque langue, voire chaque dialecte, a, possède, son propre génie, son essence incomparable. Intraduisible. Sauvage. Indomptable.
Demandez à un migrant, suggère Barbara Cassin femme engagée à Aubervilliers et à Marseille, quelle langue il parle et comprend. Demandez-lui ensuite quel mot, dans sa langue maternelle, lui manque le plus ... Et là, ça se décante à perte non pas de vue mais de mots. Ce que peuvent les mots était le thème de la soirée organisée par la Scène des Idées coproduite par le Cercle Condorcet d'Auxerre et Sciences Humaines.
"Que peut le langage ? Comment construit-il la réalité ? Comment fabrique-t-il du politique ?"
Évidemment celles et ceux qui n'avaient pas eu le temps de se renseigner un peu sur la conférencière et sur le thème proposé, auront eu plus de mal que d'autres à suivre un échange de haut vol, d'une extrême qualité tant par les questions posées que par les réponses proposées, déviées ou éludées.
Certes tout le monde ne connaît pas Parménide non plus que Gorgias non plus que Heidegger qu'a rencontré Barbara Cassin chez René Char, en 1969.
Ne pas confondre les idées et les mots.
Un des premiers mots que prononça l'intervenante fut le mot équivocité. Un halo sémantique.
L'équivocité désigne le caractère flou d'un propos ou d'une situation, difficile à définir, mais également le fait qu'une proposition peut avoir plusieurs sens.
Quand dire c'est vraiment faire
Tout n'était-il pas dit ? Sans mentionner le non dit qui dit parfois plus que les mots ?
À chacun de suivre le fil et de comprendre comme il pouvait.
On peut comprendre que cela parut de l'hébreu pour d'aucuns, sans doute mal préparés, en tout cas pour entendre, à cette heure, ce soir, des propositions, explications et pistes peu communes. Où il faut être capables de faire des liens et des échappées sur des territoires inconnus ou peu fréquentés.
Cela dit, l'intelligence, la finesse et la bienveillance de Barbara Cassin ont ouvert des portes à beaucoup, avec des horizons sans limite, ainsi va la pensée initiée bien avant Socrate. Être, penser et dire. La langue peut faire passer du verbe au sujet. L'homme est le berger de l'être (Heidegger). Quand dire c'est vraiment faire ... titre du dernier livre de Barbara Cassin.
Trois dimensions dans le langage selon Austin : 1 le vrai le faux, 2 convaincre persuader, 3 l'efficacité ou non, le happy ou non. Cassin va plus loin.
L'histoire d'Hélène qui cascade la vertu, détestée haïe et aimée à la fois, est édifiante. Elle quitte la Grèce avec son amant et provoque la mort de milliers d'hommes. Or un sophiste, ou le plus petit corps, d'une virgule racontée transfome Hélène en une nouvelle Hélène. Le langage fait des choses et peut changer le monde. Comme l'a fait Desmond Tutu en Afrique.
On pense que le langage dit la vérité, or il construit la réalité, à l'image de l'arc-en-ciel rainbow-people. Encore faut-il pressentir le kairos, le moment. Et le saisir par les cheveux comme le fit la commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud.
Dispositif efficace
Héloïse Lhérété tenta d'amener son interlocutrice sur le terrain de la politique jusqu'au grand débat national en regard de l'efficacité indispensable du dispositif et du principe de l'égalité de chacun par rapport à la parole.
Barbara Cassin admit que l'après en Afrique du Sud laissait à désirer, la bourgeoisie noire ayant remplacé la superstructure blanche mais sans assècher la corruption. En ce qui concerne le grand débat, elle émit des réserves sur l'efficacité du dispositif à la sortie, mais comment faire ? Concernant la parole, elle rappela que l'agora grecque réunissait un tout petit nombre de personnes autorisées à s'exprimer, les femmes, esclaves et enfants n'ayant pas droit à la parole. Une parole normée se résumant à l'éloge, le conseil et le tribunal, seuls lieux d'expression de la parole officielle.
Elle évoqua ses engagements à Aubervilliers et à Marseille, les Maisons de la sagesse, les microcrédits, la mise en commun des ressources humaines à Aubervilliers, les projets d'exposition d'objets migrateurs qui retracent des vies mieux que des curriculum hasardeux, son travail sur les mots intraduisibles - mind, gheist et esprit signifient-ils la même chose ? - ainsi que son combat politique contre le globish cette logique d'expertise qui sert à classer à ranker (ranking) comme Google, dans une Europe où la langue selon la formule d'Umberto Ecco, est une langue de traduction. En un mot, pour mieux connaître l’autre, l’accès aux langues étrangères est primordial.
Ce qui amena, à l'heure des questions de la salle, la chercheuse Icaunaise Irène Eulriet-Brocardi, maire de la Ferté Loupière et conseillère départementale, à poser la question sur les moyens d'endiguer ce globish qui enferme car c'est une non langue barbare. Mais ceci est une autre histoire.
Pierre-Jules GAYE
À gauche Barbara Cassin, à droite Héloïse Lhérété
Du monde, jeudi soir, au théâtre d'Auxerre pour une conférence-conversation pointue
L'équivocité désigne le caractère flou d'un propos ou d'une situation, difficile à définir, mais également le fait qu'un propos peut avoir plusieurs sens.
Commentaires
L'appauvrissement des langues peut s'expliquer d'une autre manière que celle proposée par Patrice Pimoulle, l'absence des accents sur les mots...un petit effort s'il vous plait. Mais revenons au sujet...
Merci aux organisateurs pour cette conférence, même si et je rejoins Gérard, le haut niveau des échanges dépassait parfois notre "entendement".
Compliment à Héloïse Lhérété, sur la forme d'abord, la formule "question/réponse" ayant contribué à donner une dynamique inhabituelle à cette conférence, sur le fond ensuite par la pertinence des questions.
Ne peut on admettre que la facilite des voyages et des contacts amenent necessairement l'appauvrissement des langues, comme la reduction des especes? Au XIXe siecle, le Mezilliois Henri Chery avait publie un lexique francais-poyaudin; qui se souvient du gars qui "mincait de la charbonnette sur sa chieuve?"
En revanche, en effet, ou le patois tel que le parlent a la tele des savants encravates, est un abus a l'egard duquel un "honnete homme" (de l'un ou de l'autre sexe) doit se tenir prudemment a l'ecart.
Un moment de grâce privilégié, même si nous n'avons pas tout compris.
Merci Auxerre pour cette organisation hautement culturelle qui tire vers le haut selon la formule consacrée
Le Poème de Parménide
Pour mieux comprendre l'enjeu du traité De la nature ou Traité sur le non-être, il faut tout d'abord évoquer le poème de Parménide intitulé De la nature : « Ce qui peut être dit et pensé se doit d'être : car l'être est en effet, mais le néant n'est pas »39. Ainsi pour Parménide « l'être est et le non-être n'est pas39, de plus, et cela est essentiel, la pensée est la même chose que l’être »39. Ce sont ces deux affirmations ontologiques que Gorgias va littéralement annihiler.
Cette « destruction ontologique des choses »40 lui attribuera du même coup une réputation injustifiée de philosophe nihiliste. La logique a très tôt été utilisée contre elle-même, c'est-à -dire contre les conditions mêmes du discours : Gorgias l'utilise dans son Traité du non-être afin de prouver qu'il n'y a pas d'ontologie possible : « ce n'est pas l'être qui est l'objet de nos pensées » : la vérité matérielle de la logique est ainsi ruinée. Le langage acquiert ainsi sa propre loi, celle de la logique, indépendante de la réalité. Mais les sophistes ont été écartés de l'histoire de la philosophie (sophiste a pris un sens péjoratif), si bien que la logique, dans la compréhension qu'on en a eu par exemple au Moyen Âge, est restée soumise à la pensée de l'être.