A nos pères

Le prince Enée portant son vieux papa Anchise dans les ruines ardentes de Troie, et le petit Ascagne, promesse du sang, fuyant avec eux chargé des dieux lares, rien de plus fameux dans les légendes. Mais ce que se dirent père et fils en cette fuite tragique, on ne le sait pas. Muets peut-être, tout entiers dans l’effort, dans l’effroi. Ce serait dommage. Quand faut-il se parler, sinon au cœur du drame ? Écoutons-les.

-Père, dit Enée, ne regarde pas les flammes, le chagrin rend lourd. Je t’en prie, ferme les yeux, regarde en toi, vers le bonheur. Qu’y vois-tu ?

-Je vois une déesse, la beauté même, j’ai vingt ans, j’en oublie mon troupeau. Elle avance vers moi, me dit qu’elle veut un enfant, là, tout de suite. Je devais être mignon à cet âge ! Nous faisons l’amour longtemps dans la cabane de pierre, je ne peux pas te dire en quelle ivresse, mon corps de vieil homme tremble encore en y pensant. Puis elle s’éclipse, en me faisant jurer le secret. Hélas ! comment ne pas se vanter d’une telle maîtresse ? Ma punition, tu la connais : boiteux pour le reste des jours, jusqu’à ce vieillard impotent que tu portes, mon pauvre fils, qui ralentit ta fuite. Laisse-moi là, va, cours avec ton petit, c’est pour vous l’avenir.

-J’ai dit « le bonheur », père, seulement le bonheur, le léger, celui qu’on revoit les yeux clos dans la mémoire. Dis vite.

-Toi enfant, au pied des remparts. Tu lâches ta nourrice, tu cours au devant de moi qui rentre du bureau, ô mon petit soleil, après toute une journée de grisaille ! Et tu te pends à mon cou, tu me dis tes bons points, tu ris parce que j’ai de l’encre sur le nez, tu sautilles au bout de mon bras, le cou dévissé pour voir en marchant ce géant admirable… Mais l’enfance ne dure pas, ensuite tu me trouves un peu bancal, un peu pauvre, je crois, un peu rustre. Un jour, tu me reproches de n’avoir pas su retenir ta mère.

-Non, non, pas les souvenirs qui pèsent, juste les heures douces, père, celles qui donnent envie d’avancer. Cherche encore.

-Alors la ville en liesse pour tes noces ? C’était fou, Troie jubilait jusqu’à la dernière ruelle des faubourgs, nous faisions la une des gazettes jusqu’en Lycie : le fils unique d’un rond de cuir épousant une fille du roi Priam !… Je ne comprends rien à ma vie : amant d’une star, beau-père d’une princesse, moi, le gardien de chèvres promu gratte-papier ! Pour quel avènement ? Par quel chemin tordu des dieux ? Tu le sais, toi, mon fils, avec tous tes diplômes ? Pour la gloire de cette ville qui maintenant brûle et s’écroule ? Regarde nos hommes tués, traînés en esclavage, nos femmes que se disputent ces chiens de Grecs !

-Trop triste, père, trop lourd. Ferme encore les yeux, vois du beau.

-J’ai les yeux grands ouverts et je vois du splendide, là, devant nous : ton fils, le petit Ascagne, traçant la route avec les statuettes. Pas besoin non plus de fermer les yeux pour revoir, c’est hier, ta femme grosse d’espérance roulant comme un beau voilier en haut des murs d’Ilion au soleil. Oh ! le jour où portant dans ses bras le nouveau-né, elle vient vers moi, me le tend, me dit : "Anchise, c’est encore le sang de ton sang, bénis-le, prions qu’autant de grâce y coule."… Pourquoi m’a-t-on tellement aimé, moi qui ne suis rien ?

-Tu parles trop, grand-père, dit l’enfant Ascagne en pointant du doigt l’embarcation des émigrés. Allez, dépêchez-vous, ils nous attendent !

Arion