Cette notion d'empêchement prévue par la Constitution est floue. De Gaulle fut opéré sous anesthésie générale en pleine guerre froide alors que lui seul pouvait déclencher une éventuelle riposte nucléaire sans que Monnerville ne soit appelé à le suppléer. Il n'est guère douteux que Pompidou et Mitterrand furent, lors des phases aigües de leurs maladies, hors d'état d'exercer leurs fonctions au moins temporairement, de même que Chirac hospitalisé en urgence pendant son mandat à la suite d'un accident vasculaire cérébral.  Et quand Sarkozy fit son "malaise vagal" pour avoir cavalé comme un imbécile en pleine canicule pour passer ses nerfs, Gérard Larcher n'a pas été appelé pour se tenir prêt au cas où (hypothèse que nous ne souhaitons pas: personne ne doit espérer la mort ou la maladie, même à son pire adversaire). Il n'y a rien de comparable avec la situation du vice-président des USA, peu actif en politique active mais tenu au courant du moindre dossier, prêt à prendre la succession dans les minutes qui suivent l'empêchement du Président.

Sur les vingt dernières années, la gauche a remporté la plupart des élections locales. On ne peut donc que s'étonner que le Sénat n'ait pas basculé plus tôt puisque ses membres sont désignés par les maires, les conseillers régionaux et généraux et des représentants des conseils municipaux. La principale raison de cette anomalie démocratique - pour rester poli - c'est la sureprésentation colossale des secteurs ruraux qui désignent surtout des édiles apolitiques. Or quand un élu déclare ne pas faire de politique, si vous n'êtes pas certain qu'il est de droite, vous pouvez être sûrs qu'il n'est pas de gauche et les électeurs qui de bonne foi ont désigné un modéré (autre nom qui signifie de droite) ignorent que lors des scrutins décisifs où quelques voix suffisent à faire pencher la balance, leurs édiles sont hémiplégiques.

Il y a d'autres raisons. Le Sénat est de facto le premier Temple maçonnique et les amitiés entre Frères ne réuniront certes jamais communistes et UMP, mais dans le grenouillage radical et "gauche républicaine"... on se parle. On peut être sénateur sans être franc-mac (avec un handicap au départ) mais faire carrière au Sénat sans leur appui est impossible. Le Parti radical s'est scindé dès 1972, les Valoisiens refusant l'union de la gauche. Mais au Sénat, radicaux "de gauche"** (défense de rire) et autres siègent dans le Rassemblement démocratique et social européen (RDSE) en compagnie d'autres compères, depuis 40 ans...  Qu'est ce qui les unit, sinon le Tablier et les Outils? .

** Les radicaux sont comme les radis. Plus ils sont rouges à l'extérieur, plus l'intérieur est blanc - et creux.

Gérard Larcher, bon vivant avec "la" tête de Sénateur, le coup de fourchette ad hoc, qui a peloté les élus locaux depuis des années en leur flattant la croupe et en usant de son influence pour débloquer tel ou tel projet par un coup de pouce financier, qui fit beaucoup pour améliorer la condition sociale de ses pairs (déjà pas les plus mal lotis... c'est très douillet, le Sénat. Hémicycle somptueux: à côté la Chambre est un hall de gare, bibiothèque qui fait rêver un érudit, salons somptueux, logements de fonction très sympas, nombreuses missions à l'étranger, cantine considérée comme une des meilleures de Paris, etc.), ne se fait pas trop de souci.

Selon lui, même s'il lui manquait une dizaine de voix au seul vu des rapports de force politiques, le secret de l'isoloir permettra de compenser ce handicap compte tenu des amitiés passées et des promesses faites: ils seront nombreux, issus du marais, à se voir dotés de missions voire d'un secrétariat d'état à l'élevage des volailles... privilège qui donnera aux bénéficiaires le droit d'être appelé Monsieur le Ministre leur vie durant. Sarkozy n'a d'ailleurs pas mégoté en amont avant ce scrutin en désignant nombre de sénateurs pour tel ou tel poste, telle ou telle mission, afin qu'ils déblaient le terrain au profit d'autres jugés plus fiables.

Autre paramètre. Si la "gauche" croyait vraiment en ses chances, présenterait-elle seulement le très controversé (quand on le connaît et il y a peu de citoyens dans cette situation) Jean-Pierre Bel issu de l'Ariège, un de ces départements rose pâle, si pâle qu'on le croirait blanc? Compte tenu du prestige lié à la fonction (on reçoit des chefs d'état avec qui on s'entretient presque d'égal à égal, on tient table ouverte - et ce n'est pas un MacDo - on loge dans un palais, etc.) un ténor de l'opposition ne prendrait pas le risque de franchir le rubicon s'il y avait de vraies perspectives de victoire?

A mettre sur le plateau de l'actuelle opposition: le nombre de listes dissidentes de droite susceptibles de faire perdre des sièges à l'UMP est supérieur à celles de gauche.

Je le regrette pour ma part: après les mauvaises manières que PS et EELV ont faites au PCF et au PG lors des cantonales, on leur aurait mis une fessée en présentant systématiquement des listes dissidentes que les socialistes et leurs "alliés" auraient appris les bonnes manières.

En face, la notoriété de Larcher et son entregent s'opposent à l'inconsistant Bel desservi en outre par les capacités de promesses de nominations de l'UMP. Je maintiens donc mon pronostic (si je me suis trompé, je l'écrirai): bien que la droite soit handicapée par la réforme des collectivités territoriales à la fois mal fichue (malgré quelques aspects positifs) et de nature à mécontenter les élus locaux, des magouilles de couloir devraient permettre à Larcher de trouver les 20 voix qui pourraient lui manquer.

Pour conclure... ça changerait quoi, un basculement du Sénat? On aime répéter la tirade de Clemenceau en se gargarisant: "il y a deux organes inutiles, la prostate et le Sénat". Sauf qu'il est rare que le cours de la vie ne soit pas modifié après l'ablation de la première, donc basta avec les lieux communs surtout quand ils sont approximatifs.

Ensuite, s'il est exact que dans le cadre du travail législatif habituel les députés ont le dernier mot, il ne peut y avoir aucune révision constitutionnelle sans que le Sénat la valide mot pour mot, à la virgule près, dans les mêmes termes que l'Assemblée (avant ratification soit par le Congrès avec 60% des voix, soit par référendum). C'est ainsi que depuis 1981, l'actuelle majorité UMP qui a succédé à la coalition RPR-UDF a détenu un droit de veto outrecuidant à toute révision constitutionnelle.

Enfin, le Président du Sénat nomme le tiers des membres du Conseil constitutionnel. Là encore, c'est ce qui fit que l'actuelle opposition, quand elle était aux affaires, s'est retrouvée avec un Conseil partisan, adversaire déclaré sauf pendant quelques années (en 2011 plus aucun des membres du conseil actuel ne fut désigné par elle... cela dit depuis quelques années il semble qu'on s'oriente vers des nominations moins partisanes, plus équanimes)

benjamin