Il y a quatre-vingt-treize ans, la première guerre mondiale se terminait. Avec elle prenait fin, aussi, le monde ancien, «le monde d’hier» célébré avec tant de nostalgie par Stefan Zweig dans ses Souvenirs d’un Européen. C’est dans la violence et le sang que commence le XXe siècle ; c’est dans les affrontements fratricides, dans l’horreur et la barbarie qu’il allait, on le sait, se poursuivre. Mais c’est dans l’espoir d’un autre monde qu’il allait s’achever, avant que le doute et la peur ne deviennent les tonalités dominantes du nouveau millénaire.

Pourquoi, aujourd’hui encore, célébrer le 11 novembre ? Pourquoi, après la mort des derniers «poilus», des derniers héros connus ou anonymes de la Grande Guerre, raviver encore la flamme du soldat inconnu ? Pourquoi fleurir les monuments aux morts, dans chaque commune de notre pays, dans chaque village de France ?

Pour ma part, j’en suis convaincu : le 11 novembre est tout à la fois un jour et un lieu de mémoire pour notre pays, et une occasion de nous projeter dans l’avenir. A une condition, c’est que nous tirions les leçons du passé pour mieux préparer l’avenir.

Malgré les horreurs de deux guerres mondiales, la paix n’est jamais un acquis. Les conflits sont toujours possibles dans un monde dangereux, comme en témoignent les engagements des armées de notre pays, qui ne se dérobera jamais à ses responsabilités internationales. Célébrer la mémoire des poilus doit aussi être l’occasion de rappeler que la vie de nos soldats est un bien infiniment précieux : elle ne doit être engagée que lorsque le sacrifice suprême est le seul moyen de défendre nos valeurs et notre voix dans le monde.

A l’image de la Première Guerre mondiale, l’histoire de France est à la fois douloureuse et glorieuse, et c’est aussi pour cela que notre pays entretient des relations si complexes avec son passé. Pourtant, ni la repentance, ni la tentation de l’histoire officielle, ni l’oubli pur et simple ne me semblent rendre justice à l’exigence impérieuse du devoir de mémoire.

La France ne doit pas être hantée par son passé, qui ne doit être ni un fardeau ni un objet de nostalgie. Tout au contraire, notre pays doit se mettre en mesure de regarder son histoire en face, toute son histoire, sans mémoire sélective dans un sens ou dans l’autre. Il est temps pour nous de tout assumer, de tout analyser, de tout évoquer, car c’est le premier pas vers une France plus sereine et plus en paix avec elle-même.

Pour cela, plus que jamais, l’enseignement de l’histoire doit rester partie intégrante des programmes scolaires à toutes les étapes du parcours des élèves : c’est indispensable tant à une bonne formation généraliste et humaniste qu’à un véritable épanouissement citoyen. Nous ne devons pas craindre d’enrichir le récit de notre histoire nationale : celle-ci se prête à des lectures multiples qui toutes l’enrichissent, l’éclairent et finalement la révèlent dans sa richesse et dans sa complexité.

Célébrer le 11 novembre, c’est aussi rappeler, avec François Mitterrand, que «le nationalisme, c’est la guerre». Jamais ce conflit n’aurait été possible sans un tel déchaînement de violence nationaliste et extrémiste : la surenchère verbale a précédé la guerre, et les mots ont tenté de tuer Jaurès, l’infatigable défenseur de la paix, avant même qu’il ne soit assassiné.

A l’heure où l’Europe est dans la tourmente, où la tension et l’angoisse sont parfois presque aussi palpables que dans ces pages des Thibault où Roger Martin du Gard nous décrit la montée des périls, ne l’oublions pas : notre devoir, c’est d’œuvrer sans relâche à l’édification d’une Europe plus forte et plus solidaire, grâce à un vrai gouvernement économique et à un couple franco-allemand refondé.

Le 11 novembre est pour nous l’occasion d’un triple rendez-vous : avec notre histoire, avec notre présent, avec notre avenir.

Méditer ce passé, c’est faire œuvre utile pour aujourd’hui et pour demain. A cette condition, Jaurès, Péguy, Alain-Fournier et tant d’autres, anonymes ou célèbres, ne seront pas morts pour rien.