L’Yonne terre historique à vocation de passage par excellence, avec la rivière Yonne, le fleuve -car son débit est dominant à son confluent avec la Seine à Montereau-, transpercée par la Nationale 6 puis l’autoroute A 6, l’Yonne terre d’échanges, de marchands et de maquignons est un territoire de transition.

Terres initiatiques, on y trouve des vestiges datant de l’homme de Néandertal notamment des peintures murales de 35 000 ans avant J.-C dans les grottes d’Arcy-sur-Cure ainsi que de solides structures de l’occupation romaine, des villes et des routes. Terres de contrastes géologiques mais aussi économiques et humains propices à l’enracinement et aux attaches au travers des siècles.

La réunion de cinq pays configurent cette terre icaunaise composée de morceaux crayeux de champagne, de calcaire de Bourgogne et des sables, argiles et ocres de l’Orléanais. Ces terres rurales à l’écart, ont alimenté la région parisienne pendant de longs siècles en nourrices, en bois, en pierres de construction, en eau potable, en céréales et en vin.

Et au milieu coule une rivière, le fleuve. Voici Auxerre, alta sedes deorum, « la demeure élevée des dieux ». Développé autour d’édifices religieux puis contenu par l’Yonne et les vignes, le cœur historique de la cité du républicain Paul Bert et de la discrète poétesse Marie Noël, a conservé sa densité et ses quartiers. Posée en étages sur les rives de l’Yonne, à flanc de colline, la ville bénéficie de points de vue et d’ouvertures sur le paysage saisissants.

Auxerre la méconnue a tout pour surprendre avec ses trésors de maisons à pan de bois blottis au pied de ses trois hauts édifices religieux si différents, l’église Saint-Pierre des vignerons, la cathédrale Saint-Etienne soutenue par le quartier de la Marine et l’abbaye Saint-Germain lieu éminemment spirituel, phare de l’Europe intellectuelle qui illumina la période carolingienne.

L'Abbé Ernest Deschamps en 1905, fondateur de l'AJA (DR)

Une histoire dans l’Histoire

La richesse et la variété du patrimoine n’est pas un paradoxe sur cette terre de passage et d’échanges. Un patrimoine témoin de l’Histoire en strates successives visibles comme des têtes de gondole apparemment immobilisées pour chaque époque et activité humaine. C’est qu’Il enclot le flux de toutes les influences qui les ont façonnées, telles les pierres qui « sentent le dehors et savent le dedans ».

Si on ne sait pas cela, on ne peut comprendre l’aventure programmée de l’AJA, l’Association de la jeunesse Auxerroise, le patronage Saint-Joseph, entamée sous sa forme actuelle voilà 106 ans. Une histoire dans l’Histoire.

Il coule de source que l’aventure qui se poursuit s’est nourrie du terroir et de son terreau et qu’elle-même assure le relais pour produire un terreau et nourrir à son tour les générations futures. Car telle était la vision de l’abbé Ernest Deschamps, un pragmatique qui a mis à profit la loi sur la séparation de l’Etat et des églises et son pendant, la loi sur la liberté d’association (1901), expression de la liberté absolue de conscience, pour se conformer au statut républicain en déclarant une société sportive et d’éducation pour enrôler les jeunes, les occuper sainement à travers une discipline consentie et transcendée par les valeurs supérieures d’amitié, d’amour et de solidarité. 

Une histoire de famille

Il est cocasse de relever que c’est à Auxerre, le 4 septembre 1904, qu’Emile Combes, président du conseil, fait l’annonce de la future loi de séparation des Eglises et de l’Etat, à l’occasion de l’inauguration du marché couvert place des Cordeliers. La loi est votée le 3 juillet 1905 et elle est promulguée définitivement, le 9 décembre 1905. L’AJA a ainsi vu le jour au moment de la Nativité. Une loi fondamentale de la République laïque à laquelle les Auxerrois Paul Bert et Jean-Baptiste Bienvenu-Martin, deux élus de l’Yonne ont contribué de manière décisive, au même titre que Jean Jaurès.

Inauguration du marché couvert construit par l'architecte Auxerrois Eugène Fijakoswski. Arrivée du cortège d'Emile Combes le 4 septembre 1904. Le président du Conseil allait prononcer son fameux discours pour la séparation des églises et de l'Etat. D'anciens Auxerrois soutiennent que le marché couvert fut détruit par Jean-Pierre Soisson  jeune maire, en juillet 1971 non parce que sa rénovation coûtait trop chère, mais parce qu'un accord avait été établi avec l'abbé Deschamps... la merveille d'architecture métallique du début du siècle faisait de l'ombre à la cathédrale St Etienne située juste derrière la place des Cordeliers (DR)

Ce n’est pas un hasard si le site historique du Patro est situé au pied de la cathédrale Saint Etienne et jouxte la préfecture. A deux pas du patronage laïque Paul-Bert.

C’est ainsi que l’AJ Auxerre est devenue une famille avec ses nombreuses sections puis une histoire de famille dans la cité, mais aussi un peu d’histoire d’Auxerre, d’histoire de France, et même d’histoire européenne sur le terrain du jeu le plus pratiqué et le plus médiatique.  Poumon sportif de la ville, le club a offert à des milliers de jeunes, de toutes origines et conditions, la possibilité de pratiquer de nombreux sports : gymnastique, tir, escrime, football, tennis, basket, athlétisme, tennis de table, danse...Sans compter la culture populaire de la fanfare, des activités de loisirs, les colonies de vacances, le théâtre-cinéma.

C’est dans ce terreau d’un patronage catho dans une France profondément marquée par l’anticléricalisme que le club s’est bâti au fil des ans et s’est développé, la section football réussissant parfaitement son passage de l’amateurisme au professionnalisme en 1980, pour devenir une grosse machine économique. On peut dire qu’ l’AJA a relayé Guillet, première affaire mondiale de machine à bois dans la première moitié du XXème siècle, dans la symbolique identitaire de la cité aux faux airs de belle endormie.

Tout est dans tout

L'art de bâtir s'est toujours nourri des imaginaires, des échanges de savoir-faire, des influences de l'ailleurs et du partage des rêves. Ce sont les hommes qui font l’histoire, les petites comme la grande. Ce sont des hommes et des femmes qui ont construit l’AJA.

Il y eut « Nénesse » ainsi appelait-on l’Abbé Ernest Deschamps avec effronterie mais affection, et il y en a eu beaucoup d’autres, Georges Heissat, Jacques Soisson, Jean Garnault, Emile Martin, Jean-Claude Hamel-Guy Roux, premier tandem, Jean-Pierre Soisson, Gérard Bourgoin, Claude Laguillaumie, Michel Chauffournais pour ne citer que des chefs de chantier. Des dirigeants qui étaient aussi pour la plupart impliqués dans la vie municipale, élus par leurs concitoyens. Jean-Pierre Soisson, maire d’Auxerre (1971-1998) se plaît à rappeler qu’aucune grande décision concernant la ville n’était prise sans avoir consulté Guy Roux  (ils étaient ensemble au lycée Jacques-Amyot) et inversement, lorsqu’il s’agissait de l’AJA.

Comment s’étonner que la formation soit la pierre angulaire du développement de l’AJA dès lors qu’elle est inscrite dans les statuts écrits par l’Abbé-Deschamps en 1905 ? Former pour faire grandir et élever. Le credo identitaire s’est transformé en modèle économique pour exister et progresser. C’est ainsi qu’Auxerre a généré nombre de joueurs de talent à renommée internationale, dont Ferreri, Cantona, Boli, Bats, Martini, Goma, Kapo, Diaby,Prunier,Sagna, Vahirua, Perrier-Doumbé, Kaboul, Cissé, Mexès et en a fait renaître d’autres, Laurent Blanc, Enzo Scifo … Comme une PME, l’AJA a besoin de vendre ses produits pour pérenniser son action.

Le cours de dactylographie des premiers pensionnaires du centre de formation de la route de Vaux : Assis : de gauche à droite, Daniel DUTUEL, Basile BOLI et Eric CANTONA

Continuité dans la progression, travail, discipline, respect, raison et mesure, audace et innovation : l’apprentissage du professionnalisme a duré quatre ans puis l’investissement dans la formation a porté ses fruits régulièrement, avec comme pour toutes récoltes, des années meilleures que d’autres. Une formation qui s’exporte et s’est exportée en Bulgarie, au Congo et en région parisienne.

Le paradis perdu

Les résultats ont suivi en France comme sur les terrains d’Europe foulés depuis 1984 face au Sporting de Lisbonne. Première Coupe de France remportée en 1994, quart et demi-finale Uefa contre la Fiorentina et le Borussia Dortmund, doublé historique coupe-championnat en 1996, quart de finale de la Ligue des Champions en 1997, troisième coupe de France en 2003, quatrième en 2005 et annonce de retraite de Guy Roux. Sans compter les six coupes Gambardella couronnant l’équipe juniors.

Pour sa première participation en Ligue des Champions, l'AJA a réussi l'exploit de battre l'AJAX Amsterdam et les Glasgow Rangers avant de s'incliner en quarts face à Dortlmund aux tirs au but. Thomas Deniaud l'auteur des deux buts Auxerrois de la tête, à Ibrox Park le 25 septembre 1996 (DR)

Tandis que Jean-Pierre Soisson s’est définitivement effacé de la vie publique, les trois dirigeants historiques de l’AJA contemporaine, en désaccords, se sont réunis à nouveau pour assurer la pérennité du club de leur vie, leur terrain de jeu favori, leurs rêves d’enfants. Jean-Claude Hamel (82 ans) le président historique raconte qu’à six ans, son frère Jean-Jacques le descendait « au terrain » sur le cadre de son vélo. Il ne savait pas combien l’endroit flanqué d’un étang allait compter dans sa vie et même le marquer puisqu’un jour sa pelisse s’est prise dans les rayons du vélo entraînant un super-gadin et nez cassé qui l’est encore. Alors à pied, il a fait les allers retours patro-terrain-patro en colonne par trois chantant à tue-tête : « l’AJA est bâte sur pierre, l’AJA ne périra pas … ».

Un paradis perdu qui un jour ou l’autre, à en croire Guy Roux et Gérard Bourgoin président en exercice - le nouvel homme fort avec Henri Maupoil président de l’association AJA propriétaire de la société professionnelle - semble devoir être voué à laisser entrer un groupe financier d’envergure pour développer la marque et le vin à l’heure de la mondialisation.

Mais qu’en penserait l’abbé … qui partageait le pain et le vin avec ses fidèles ?

 

 

                                                                                                                 Pierre-Jules GAYE