Au cours de cet entretien réalisé le 1août 1970 à Rambouillet dans son jardin, Paul MORAND évoque différentes périodes de sa vie, le Paris des années 1900-1920 et les nombreuses personnalités de l'époque qu'il a rencontrées et connues.En introduction, il tente d'expliquer pourquoi après la guerre, de 45 à 50, il est tombé dans l'oubli.

Puis il raconte son enfance passée dans une famille qui vivait pour l'art, dans la beauté, au milieu de gens très cultivés. Il évoque la période 1900 qui, contrairement à ce qu'il a écrit dans son livre "1900" fut très importante. Il se souvient du Paris de cette époque, un peu provincial, de l'incendie du Bazar de la Charité. Il fait le portrait de son père Eugène MORAND, un grand artiste très modeste, grace auquel il a connu Sarah Bernhardt, Auguste Rodin et Camille Claudel, Marcel Schwob et Marguerite Moreno. Il parle de ses lectures, particulièrement les naturalistes (Zola, Maupassant ...) auprès de qui il a appris la vie. Il explique comment, adolescent, Shopenhauer et Nietsche l'ont marqué.

Au même moment, il a découvert le sport qui lui a permis de vivre. Il évoque quelques souvenirs de sa vie à Paris, des différents lieux où il a vécu, du Président de la République Emile Loubet qui venait déjeuner chez eux. Il parle de son admiration pour Manet, de sa rencontre avec Jean Giroudoux. A 20 ans, il n'écrivait pas encore mais lisait beaucoup, était socialiste comme tout le monde à Sciences Po. Il évoque son année à Oxford qui l'a conforté dans son culte de la beauté, se souvient de sa rencontre avec Alexis Leger (dit Saint- John Perse). Il parle de son séjour à Londres en tant qu'attaché d'ambassade puis de son retour à Paris où il a travaillé avec Philippe Berthelot au Ministère des Affaires Etrangères, un personnage unique, contestataire.

Il raconte comment il est devenu écrivain dans ces années-là, évoque la personnalité de Marcel Proust, leur amitié. Il explique la raison de cette amitié, ainsi que celle d'avec Valery Larbaud. Il parle de ses rapports avec les surréalistes, de son receuil de poèmes "Lampes à arc". Il montre comment en 1917, le monde a basculé, le XXème siècle a commencé à ce moment là.

Deuxième partie de l'entretien de Paul MORAND réalisé le 1er août 1970 à Rambouillet où il retrace sa carrière politique et littéraire à partir de 1917, évoque ses rencontres avec des personnalités du monde artistique, littéraire et politique et raconte ses voyages. Cette interview est suivie d'une postface filmée 4 ans plus tard dans laquelle il parle de la vieillesse et du sens qu'il veut donner à l'oeuvre qu'il va laisser. Paul MORAND commence par parler de son livre "Journal d'un attaché d'ambassade" et de son intérêt, insistant sur le changement opéré en lui par la guerre et les milieux intellectuels de Paris.

A partir de 1917, il est un être nouveau, un amoureux de la paix. Il évoque son rôle au ministère des affaires étrangères, faire connaitre la France à l'étranger. Il parle de ses livres "Tendres stocks", "Ouvert la nuit" puis "Fermé la nuit", de leur accueil, raconte sa rencontre avec Paul Claudel. Il évoque cette époque où ils vivaient tous ensemble, musiciens, peintres, écrivains, entre Montparnasse et "Le Boeuf sur le toit". Ils s'amusaient mais travaillaient aussi beaucoup. Il montre l'influence de Misia Edwards dont tous les artistes étaient amoureux. Il raconte comment il a connu la psychanalyse, montre la différence entre Dada et le surréalisme.

Il explique pourquoi il a choisi d'écrire des nouvelles, avoue avoir beaucoup de difficultés à écrire. Il raconte pourquoi il est parti de Paris, de 1926 à 1938, parle de ses voyages, des changements dans la manière de voyager. Il reconnait que le voyage était dans sa nature, il avait envie d'être ailleurs, de bouger et d'écrire des livres de voyage, toujours après un certain recul.Il se souvient de son enthousiasme d'alors pour l'Amérique et New-York.

Le voyage aussi a changé, "il faudrait apprendre à perdre son temps".Il parle de son livre sur le monde du cinéma "France la doulce", de sa passion pour l'automobile, de "L'homme pressé", roman sur la vitesse, le cancer de l'époque.En 1939, il entre dans la vie diplomatique et le reste sous le gouvernement de Vichy. Il évoque la vie de Maupassant, Fouquet, le prince de Ligne. Il explique pourquoi contrairement à Alexis Leger, il est resté en France, lié au régime de Pétain, et ce qui s'est passé pour lui après la guerre. Il parle de ses romans "Le flagellant de Séville", "Hécate et ses chiens" et "Tais-toi", révèle pourquoi il n'est entré à l'Académie Française que 9 ans après sa 1ère candidature, parle de l'évolution de son écriture.Il reconnait qu'il a été gâté par la vie, fait du sport tous les jours pour lutter contre l'immobilisme et la mort. Il explique pourquoi il est inquiet de la disparition de la race blanche, croit en l'immortalité de l'âme et aimerait avoir une mort harmonieuse.

Dans la Postface, 4 ans après, Paul MORAND évoque la vieillesse physique, regrette qu'on ne fasse pas assez parler les vieux. Il continue d'écrire, des notes, pour plus tard, pour l'an 2000. Le téléphone interrompt l'entretien un instant. Paul MORAND lit un extrait de ses notes sur une conversation avec Pascal Jardin et parle de son amitié avec Jacques Chardonne.

Paul MORAND - propos choisis

L’histoire, sur laquelle notre début de siècle s’est tellement appuyé, pour vivre et penser, ne servira bientôt plus de rien, tant ce qu’on va voir (basé sr la technique et non plus sur l’horreur) aura de moins en moins de précédents.

La concentration : il faudrait l’enseigner aux enfants, avoir des classes de concentration ; et de mémoire (les Jésuites, seuls, l’ont compris). On ne réussit qu’en pensant à une seule chose, que ce soit à un personnage de roman, ou une fortune à faire.

Aragon, un désespéré qui a raté son suicide ; les surréalistes de 1920 se faisaient sauter la cervelle ; Aragon a pris le parti communiste comme on prend un revolver. Du parti, il en est depuis longtemps, mais il n’en sera jamais ; les communistes le savent bien ; il a besoin d’eux et eux guère besoin de lui ; par l’ubiquité de son talent, il leur échappe.

Comme je le disais plus haut, l’histoire d’un critique est presque toujours la même : au départ, un roman raté ; déçu, l’auteur se lance dans la critique, son amertume, ses déceptions le servent ; on le redoute, cette crainte lui vaut une autorité factice qui le hausse au premier plan ; dès lors, aucun éditeur n’ose refuser son second, son troisième roman, aussi mauvais que le premier. De sorte que ce qu’il gagne en renommée de commentateur féroce, il le reperd ailleurs. Voilà son drame.

Ce qu’enseignent toutes les religions, depuis quelques milliards d’années, le renoncement à soi-même, la corruption de la chair, la rentrée de l’homme dans son essence, le mépris des choses terrestres, la victoire sur les passions, un maître l’enseigne à chacun de nous ; ce maître, c’est la Nature et sa fille, la Vieillesse. Point n’est besoin de prêtres et même de dieux ; elle se charge de notre éducation.

Tous les défauts des gens éclatent dans les dîners en ville : la vanité et la fourberie des femmes, la bêtise ou le conventionnel des hommes, le faux des rapports sociaux, la comédie mondaine. Tout cela rend le dîner en ville un supplice effroyable. Le déjeuner, au contraire, est rapide, amusant, léger, on n’a le temps de détester personne, c’est charmant.

Au déjeuner, au Meurice, j’avais à ma droite, sur le canapé, Dutourd, et à ma gauche, Boisdeffre, qui me caressaient ; c’était comique, ce canapé, avec le vieil auteur flanqué de deux affamés d’Académie. Eussé-je été pédé, ils se seraient déculottés sur place. Cela avait quelque chose d’obscène et d’écoeurant.

Avec les femmes, on ne sait jamais où on en est. Une arrive charmante : il suffit d’un mot malheureux : une furie. Une autre en colère : ¼ d’heure plus tard, charmante. Celle-ci, d’aspect rébarbatif : une mouilleuse immédiate ; celle-là, aguichante : n’arrive pas à jouir. Jusqu’à l’anatomie, si trompeuse : leur clitoris fuit sous le doigt, n’est jamais où on le cherche. A tel point que la femme doit souvent aider (du genre : « c’est là... ou, tu y es », etc.)

Les femmes ont besoin d’un homme pour se persuader qu’elles existent, pour jouir, mais d’elles-mêmes.
Les femmes se vengent sur l’homme d’avoir besoin de lui pour exister.

Journée aux Hayes. Je fais un bouquet pour Hélène, de tout ce que contient le jardin, comme échantillon : lilas blancs, pivoines, iris mauves et dorés, lupins, ancolies, boules de neige, genêts, épines roses, rhodos, azalées du Japon, dernières tulipes perroquet jaunes et rouges, grappes jaunes des faux ébéniers.

Paul Morand, Journal inutile (Gallimard)

La Fin. Paul Morand et Trieste

Paul Morand survit un an et demi à son épouse et meurt à l'hôpital Laennec à Paris, conformément aux dispositions de son testament, ses cendres furent mêlées à celles de son épouse à Trieste, ville dont elle était originaire.
«Un cimetière à Trieste (...) J'ai accepté l'asile que m'offrent mes cousines par alliance, dans le mausolée des E...; il date de François-Joseph (...) C'est une noble pyramide de pierre, haute de six mètres, un morceau d'éloquence toute italienne (...). On est loin du décor funèbre des grandes capitales, de la cohue des pierres tombales (...) Champ de repos vert au milieu du désert des vivants. Là, j'irais gésir, après ce long accident que fut ma vie. Ma cendre, sous ce sol, une inscription en grec en témoignera; je serai veillé par cette religion orthodoxe vers quoi Venise m'a conduit». (Venises, Gallimard, 1971, pp. 214 et 215).
«Paul Morand fut crématisé au plus fort de la canicule de l'été 1976. On confia ensuite à un employé le soin de ramener l'urne jusqu'au domicile du de cujus. Sans savoir qui il tranportait sur le porte- bagages de son Solex, le fonctionnaire assoiffé a traversé la capitale dans plusieurs bistrots pour boire une grenadine. Ainsi l'auteur de Venises commença-t-il son dernier voyage vers l'Italie (...), par des stations sur les trottoirs de la Roquette...» (Bernard Beyern, Mémoires d'entre-tombes, Le Cherche-Midi éditeur, 1997, p. 120).

« Un jour il bondira, vieux sportif, dans la mort. »
Roger Nimier