1914. Ernest Shackelton a 40 ans à peine. C’est un aventurier, un séducteur, un bon buveur, un infatigable chercheur sur comment gagner de l’argent avec des idées neuves – sans succès - , constamment endetté. Un homme gourmand de passions, de grand air, de célébrité, de plaisirs. Ce fils d’un homme du Yorkshire et d’une Irlandaise, né en Irlande, ne tient pas en place. Les livres d’aventure lus dans l’enfance, préférés aux livres d’école, l’ont rendu esclave charmé de l’appel de la mer. En lui bouillonnent les embruns, tremble le roulis, se marient le brun sale, le bleu sombre et l’émeraude des océans.

En 1901 il a fait partie de l’expédition sur le Discovery qui durera jusqu’en 1904 et dont la mission était d’explorer le littoral de la mer de Ross.

En 1908 l’aventure recommence sur le Nimrod, un trois-mâts goélette utilisé pour la chasse au phoque, pour la seconde expédition britannique du siècle sur ces terres. C’est le plus long voyage polaire alors effectué vers le sud. Il doit cependant s’arrêter à 180 kms du pôle et abandonner faute de provisions.

En 1914, le voici reparti pour la 4ème expédition britannique en Antarctique du  XXème siècle.  Expédition qui fut un échec mais qui reste célèbre par l’odyssée vécue par ses membres.

Le plan de Shackelton est de tenter la traversée de part en part du continent depuis la baie de Vahsel de Filchner tout en opérant certains travaux scientifiques tels qu’étudier la faune terrestre et marine de la mer de Weddel,  faire des relevés météorologiques, des observations géologiques sur la terre de Graham etc...  Il fallait aussi, depuis la barrière de Ross, construire des dépôts d’approvisionnements qui seraient utilisés pour terminer ce voyage de 3.000 kms ! Mais pour ce faire, le premier obstacle était la traversée de la mer de Weddel que la banquise obstrue une grande partie de l’année.

Deux bateaux furent achetés, l’Endurance qui se rendrait dans la mer de Weddel et l’Aurora qui irait dans la mer de Ross.  L’annonce que Shackelton mit dans le journal lui amena près de 5.000 réponses hors desquelles il sélectionna 56 hommes.  Il s’embarqua sur l’Endurance, quittant Plymouth en août 1914, faisant escale à Buenos Aires puis en Géorgie du sud où il dut patienter un peu pour que le pack, qui était très au nord cette année-là, lui permette de passer.

C’est en décembre qu’il prend la route avec 28 hommes et  en janvier 1915 qu’ils arrivent au pied des grandes murailles de glace de 30 mètres de la terre de Coats. Deux jours plus tard… l’émotion de Shackelton l’agite, mélangeant l’ivresse d’un présent aux passionnantes inconnues du futur, car ils sont enfin sur une terre jamais encore visitée. Malgré la difficile progression au milieu des glaces, il reste confiant. Le bateau est fréquemment entouré de glace et les progrès sont inégaux.  Et vers le 19 janvier c’est l’arrêt complet : l’Endurance est emprisonné dans les glaces qui, ne lâchant pas prise, le font dériver pendant des mois vers l’ouest et le nord.

Carte montrant la dérive...

 

L'endurance pris dans les glaces

Tentative de dégager le navire

Les nombreuses tentatives de l’équipage pour le libérer s’avèrent inutiles car au fur et à mesure que la glace se rompt, ce sont des morceaux de banquise qui se déplacent. A partir du mois d’août, d’étranges fissure s’ouvrent et se referment dans la glace, et Shackelton réalise que la coque ne survivra pas à la pression constante de cette étreinte gelée. Le pont se tord et se fend. L’eau afflue dans le navire et on pompe l’eau sans relâche. Le bois se rompt dans un effroyable bruit de feu d’artifice ou de tir de canons.  Le 27 octobre il faut abandonner le navire et descendre au sol avec une température de – 25°. Hommes et chiens de traineau, trois canots de sauvetage et provisions…  Pendant des jours on continue de décharger le navire et d’essayer de sauver les photographies, et le 21 novembre 1915… l’eau avale le brave Endurance.

Shackelton veut alors rejoindre une base suédoise sur l’île Paulet  qu’il croit être à 450 Kms à l’ouest, car ils n’ont plus assez de vivres pour chercher à gagner une base britannique. Mais leur marche est ralentie par les reliefs de la glace qui, sous la pression horizontale, s’est parfois soulevée en crêtes de 3 mètres de haut. Avec le réchauffement, la surface devient aussi plus fragile et se craquèle. L’avancée est si lente que, la mort dans l’âme, Shackelton décide d’installer  un camp. En se déplaçant ainsi ils ont utilisé un précieux stock de provisions et se sont dangereusement éloignés du lieu où ils avaient fait le déchargement du navire pendant cette tentative inutile. Phoques et manchots se retrouvent donc au menu quotidien dans le but de garder les rations pour le plus tard possible. L’huile de phoque est aussi un combustible bienvenu. Et lorsque peu à peu ces deux animaux se font rares … la peur s’installe parmi les hommes. On abat tous les chiens de traineau.

Le 9 avril 1916, la banquise sous le camp menace de rompre, et les hommes sautent dans les canots.  C’est de viande de phoque qu’on se nourrit et le moral gèle avec les hommes. Des nuits à -20°, l’eau de mer qui les éclabousse et le froid qui les recouvre d’un pétale de glace… c’est beaucoup pour une expédition qui dès le début doit s’adapter à des imprévus d’envergure. Le refuge le plus proche est celui de l’île de l’Eléphant, inhospitalière et faite de rochers, de neige  et de glace, loin de toute route maritime,  et c’est le 14 avril 1916 qu’ils y arrivent enfin. Shackelton sait que leur survie est trop improbable s’ils restent sur cette île qui, en plus des désavantages cités, a un hiver précoce, et qu’il leur faut tenter une traversée de 1.500 kms sur le James Caird, un des canots de sauvetage – 7 mètres de long à peine ! - vers la Géorgie du sud pour chercher des secours.

Départ du James Caird

Il entreprend donc, le 24 avril, une incroyable traversée d’espoir, de folie et courage.  Car ces eaux sont parmi les plus redoutables du monde. Le vent y souffle à 60 ou 70 kms/h 200 jours par an, creusant les vagues jusqu’à 7 mètres.

C’est un véritable quitte ou double. Shackelton décide de n’emporter des vivres que pour 4 semaines car il sait que s’ils ne sont pas arrivés d’ici là, c’est qu’ils seront morts. Il emmène avec lui les meilleurs de ses marins, laissant 22 hommes sur l’île, livrés au destin de sa réussite ou son échec.

Et le James Caird, fétu de paille dans les tempêtes, le temps bouché, les creux des vagues qui le secouent comme un panier à salade, et la quasi impossibilité fréquente de pouvoir positionner le bateau, arrive au bout de 15 jours en vue de la côte de la Géorgie du sud, survivant à une terrible tempête qui eut raison d’un vapeur de 500 tonneaux au large de Buenos Aires!

Il leur faut maintenant rejoindre une des stations baleinières de la côte nord en traversant l’île, faite de montagnes neigeuses et glacier. Les 3 membres de l’équipage les plus épuisés sont laissés sur place, alors que les autres marcheront 36 heures sans s’arrêter.  Dans l’état d’épuisement où ils sont, c’est cependant le stress et l’obsession de la survie qui les fait avancer à une allure que peu d’alpinistes bien équipés parviendraient à égaler encore aujourd’hui. Ils ont mis des clous à leurs semelles, avancent sans carte, sur un terrain qui souvent les force à faire demi-tour, sans laisser le désespoir s’emparer d’eux mais au contraire, envahis par cette minuscule et obstinée lueur du possible.  Et ils arrivent à Stromness où on les accueille avec un banquet et de l’incrédulité.

Pendant ce temps, les 22 hommes restés sur l’île de l’Eléphant ont construit une cabane de pierres recouverte des deux canots restants comme toit, car les vents avait réduit les tentes en lambeaux. De la neige entoure l’abri. Le réchauffement du temps ne représente pas vraiment une amélioration pour eux car la viande de phoque entreposée commence à dégeler et pourrir et l’eau s’insinue de partout.  Shackelton ne les a pas oubliés mais l’Angleterre, alors en guerre, ne lui accorde aucune aide, et il tente donc sa chance en Amérique du sud, d’abord avec L’Instituto de Pesca N. 1, un bateau urugayen et puis un bateau privé, l’Emma. Cependant l’hiver approchant, le temps est mauvais et la banquise ne leur permet pas d’accomplir leur mission.  Ce n’est que le 30 août,  à bord d’un navire chilien, le Yelcho, que l’on sauve enfin les 22 hommes, sains et saufs.

On vient sauver les hommes restants de l'équipage...

Après cette extraordinaire aventure, Shackelton envisage une dernière expédition en 1921, l’exploration de la mer de Beaufort. Il s’embarque sur le Quest avec une partie de l’équipage de l’Endurance qui pourtant n’avait pas encore été totalement payé.  Arrivant à Rio de Janeiro il a un malaise que l’on pense maintenant avoir été une crise cardiaque, mais il refuse de se soigner. Le 4 janvier 1922 il arrive en Géorgie du sud et se sent mal, se plaint de douleurs dans le dos. Surmenage, conclut le médecin, qui l’encourage aussi à cesser de boire. Mais il est trop tard et il meurt d’une nouvelle et fatale crise cardiaque le lendemain aux premières heures.  Sa veuve demande qu’il soit enterré sur place, à Grytviken, en souvenir de son expédition de l’Endurance.

                                                                                                     Suzanne Dejaer

48 ans d’une incroyable soif de vivre et de passion de la mer et de la découverte…