Mais les vraiment jeunes, les très jeunes… ils ne les voient pas. C’est sans froideur qu’ils restent assis sans se troubler devant un « vieux » qui tangue dans le bus, livré à la merci de la vitesse, des bousculades, des sacs à dos et voitures d’enfants.

L’acceptation des vieux dans notre monde semble être dans un banc de brouillard. Voir et regarder les vieux – ces vieux venus d’un temps où vieillir était normal, était un statut qui leur vaudrait le repos, le respect, le droit aux souvenirs à partager et préserver – ne se fait plus qu’à son corps défendant. Car tous les liftings, perruques, teintures, silicones et déguisements de fringants et fringantes quadragénaires n’y feront rien : on vieillit, et puis on meurt. Et nous sommes dans une société capricieuse qui se refuse à cette non-immortalité.

Par sa faute, mais pas toujours.

 

Autrefois les vieux vieillissaient chez leurs enfants. Utiles et libres de leur temps, ils passaient la mémoire de toute une vie aux petits-enfants. Ils leur donnaient ce miracle à considérer : bon papa et bonne maman avaient été jeunes ! Bonne maman avait même été une petite fille ! Mais oui ! Elle avait joué des tours à ses grands-parents à elle – que l’on arrivait à un peu imaginer -, et en riait encore aujourd’hui ! Alors, disait-elle, elle courait très vite, et sautait des ruisseaux. Bon papa avait fait la guerre. Il se souvenait encore de comment on tenait son fusil et comment on le chargeait. Son grand-père à lui était si fort qu’il soulevait un cheval d’une main. Vie et mort s’enchevêtraient avec douceur, comme une évidence. On savait qu’il fallait marcher moins vite avec grand-père ou grand-mère, ne pas trop les fatiguer, mais ils avaient la présence d’un feu dans l’âtre qui a pris son calme et rougeoie en envoyant parfois un éclat impétueux.

Parce que le quotidien était tendrement tissé d’âges variés, le respect de ces âges s’apprenait sans que l’on en parle.

Maintenant, on regroupe les vieux avec d’autre vieux, où ils sont pour la plupart inutiles et en tout cas inutiles à leur descendance. Leur temps ne sert plus à personne. Leurs corps sont invisibles une fois qu’ils s’égarent parmi les autres, ceux qui travaillent et vivent leur vie … avec uniquement leurs souvenirs qui ne les rattachent à rien, et cette impression terrifiante que les premiers signes de l’âge sont les prémices de la mort.

Ce serait beau que les yeux s’ouvrent à nouveau, ainsi que les cœurs. Qu’on n’ajoute pas la caste de l’âge à toutes celles qui existent déjà. Qu’on laisse les vieux avoir été jeunes, amoureux, ardents, sportifs, beaux, lisses et chevelus. Qu’on soit curieux de leur vie et enthousiasmes. Que tous les trésors qu’ils ont dans la tête soient déversés sur nous comme une richesse à conserver et dont il faut jouir…

                                                                                                                 Suzanne DEJAER