L’été 1740, le 27 juillet plus précisément, à La Comelle (Nord-Ouest  d’Autun). Naissance d’une petite fille qui décidément… ne sera pas comme les autres. Née de Jean Baret de Lome et Jeanne Pochard. Son parrain est Jean Coureau de Poil et sa marraine Lazare Tibaudin. Personne n’a signé l’acte de naissance, pas même d’une croix.  On était pauvres, et illettrés. On dépendait des seigneurs bourguignons du manoir le plus proche pour tout, seigneurs qui possédaient la terre, les récoltes, les âmes et les vies.

Elle grandit à la ferme familiale, Jeanne. Jeanne Baret. Elle grandit en sachant quand le regard de la vache lui annonce qu’elle va vêler la nuit-même, quand le ciel apporte l’orage et qu’il faut se dépêcher de rentrer le foin, où trouver et détruire les musaraignes si jolies pourtant, quand récolter la bourrache … Elle sait survivre de rien, de pain et d’orge, d’avoine. De viande si rarement qu’on en oublie le goût. Les chaussures, sans doute comme les autres de sa condition n’en avait-elle que depuis que ses pieds ne changeaient plus de taille, et ne les portait-elle que pour aller à la messe. Elle grandit forte et efficace. Vitale. Et puis son père meurt. Elle a 22 ans, déjà femme, et comme dans un roman victorien avant son temps, elle entre au service d’un veuf pour s’occuper de son fils. Non, ce n’était pas un vieux veuf chancelant alité par les attaques de la goutte… mais au contraire un médecin de 35 ans dans sa pleine force qui avait étudié la médecine et la botanique à Montpellier. Philibert Commerson. On lui doit entre- autre la « découverte » de l’hortensia, et d’un dauphin du détroit de Magellan qui porte aujourd’hui encore son nom : le dauphin Commerson. Et on lui doit aussi d’avoir remarqué l’intelligence de Jeanne, et de ne pas l’avoir laissée inutilisée. Elle n’est pas un prix de beauté, la jeune fille :  trapue et ronde, la fesse abondante, le visage rond mitraillé de taches de rousseur… mais elle est vive et aime apprendre.

Il fait d’elle  sa compagne et lui confie la préparation de ses herbiers, l’initiant à la botanique. Non, il n’est pas aveuglé par l’amour. Il est un homme convaincu qui n’hésitait pas, lors de ses études,  à interrompre les lectures de ses professeurs d’Université s’il n’était pas d’accord… Il reconnaît son talent, sa capacité. Elle est fille de la campagne et la connaissance des plantes et de leurs sortilèges et pouvoirs lui ont été transmis de manière instinctive. Tradition orale, observation des mains des grands-mères qui séchaient, conservaient, dosaient, reconnaissaient infailliblement. Ce qu’il a étudié, elle l’a appris sans y penser.

Le voisinage n’apprécie pas cet amour « étrange » et pourtant bien réel. Ils sont unis par la passion des plantes qui les fait travailler ensemble, et par ce fils qu’elle élève. Elle est bonne, simple, directe. Quand elle est enceinte, ils s’en vont à Paris, peut-être pour ne plus voir les pensées maussades des voisins. Mais leur fils, Jean-Pierre, est éphémère comme le halo d’un souffle dans le gel.

Et puis Louis XVI nomme Commerson botaniste du roi, et ce grand honneur s’accompagne d’une mission tout aussi ample: il doit accompagner monsieur de Bougainville dans un périple dans les terres australes pour y découvrir animaux et plantes encore inconnus.

Pauvre Jeanne ! Une ordonnance de 1689 interdit aux femmes d’embarquer sur les navires de la marine Royale.  Et pauvre Philibert aussi, qui n’a pas envie de se séparer d’elle. Et donc ils conçoivent un ingénieux subterfuge : Jeanne s’habille en homme, écrase les rondeurs de sa poitrine dans des bandes de tissu, devient Jean et sera son valet. Le risque est d’importance car, s’ils sont découverts, il mettra toute sa carrière scientifique en péril. Mais il doit exister entre ces deux-là un esprit d’équipe d’une force telle que l’option de partir seul n’est même pas considérée. Et en hiver 1767 ils s’embarquent à Rochefort sur l’Etoile, le navire entrepôt de l’expédition.  En route vers Montevideo Commerson est vite malade. L’aventure lui plaît mais sa mise en pratique lui convient beaucoup moins. Le roulis de la haute mer ne lui vaut rien… peut-être aussi est-il inquiet au sujet de leur condition particulière. Jeanne, pour bien montrer qu’elle est un homme, travaille comme une bête de somme sans se plaindre. Et soigne son amant du mieux qu’elle le peut. Des soupçons naissent. La sollicitude de ce valet pour son maître est un peu trop poussée. Les rumeurs courent comme le vent du large. C’est une femme. Pas jolie mais bon… une femme. Non, c’est un eunuque… on ne sait plus. On ne sait rien de certain. On la contraint à dormir avec les autres domestiques sous le gaillard d’avant avec menace de la mettre aux fers si elle refuse. Mais même Bougainville, quand il la voit à l’œuvre, trouve les soupçons ridicules. Comment voir en ce botaniste bien entraîné et ce valet costaud qui se charge des provisions de bouche, cahiers de plantes et armes dans les marches les plus pénibles … une femme ?

Un peu plus d’un an de navigation et escales plus tard – ils se sont arrêtés au Brésil où Commerson a donné son nom de baptême au Bougainvillée, en Patagonie, ont passé le détroit de Magellan, et arrivent à Tahiti. On est en avril 1768. Les Français sont accueillis sans heurts par les indigènes qui les laissent installer un camp à terre où ils pourront soigner leurs malades. Jeanne, notre Jeanne, ronde et agile, vive, en habits d’homme et certainement aucune coquetterie… Jeanne est une femme, et un indigène s’en rend compte immédiatement à… son parfum de femme. Cette odeur féminine qui ne le trompe pas, lui. Séduit ou curieux, il l’enlève aussitôt sous les yeux de son amant médusé. Heureusement un officier fait grande impression avec son jeu d’épée et le ravisseur prend la fuite sans sa proie. La supercherie est découverte. Bougainville n’intervient pas, et on se contente de maintenir la jeune femme à bord pour la protéger tandis que Commerson se voit contraint de poursuivre ses recherches botaniques seul, sans sa précieuse et fidèle compagne… Cherchant à protéger sa carrière, celle-ci avoue en pleurs à Bougainville qu’elle s’est embarquée sous ces vêtements de valet à l’insu de Commerson, attirée qu’elle était par l’aventure d’un voyage autour du monde. 

Quelques mois plus tard, en novembre, le couple débarque sur l’île Maurice à Port Louis, avec une belle collection d’histoire naturelle.  Bougainville les y laisse – sans doute une mesure disciplinaire - et continue sa route, confiant dans le fait que la cour pardonnera certainement cette supercherie.

L’exil est long, la disgrâce difficile à supporter. Philibert connaît des difficultés financières importantes et sa santé se détériore. Jeanne ne le quitte pas, loyale et attentive. Empressée et aimante elle prend soin de lui jusqu’à sa mort, à l’âge de 43 ans. Elle en a 32, est loin de son pays, et seule dans un pays étranger. Fille de ressources nantie d’une intelligence bien terre à terre, elle ouvre un cabaret-billard à Port-Louis.  Son cabaret marche si bien qu’on le quitte saoul pour se rendre à la messe le dimanche, ce qui lui vaut une condamnation. Son mariage avec un militaire de la Marine, Jean Dubernat, lui permet de revenir en France qu’elle regagne en 1776 avec une incroyable collection de plantes qu’elle fait parvenir au Jardin du Roi.  Elle peut percevoir la part d’héritage que Commerson lui avait réservée et enfin, son travail est officiellement reconnu, apprécié et récompensé par une pension royale.

Fidèle et constante dans ses affections, Jeanne reste proche d’Archambaud Commerson, l’enfant qu’elle était venue, un jour de sa jeunesse, aimer et élever pour son père, ce veuf qu’elle aimerait jusqu’à la fin. Elle fera de lui son héritier.

Elle fut la première femme à avoir fait un tour complet du globe terrestre. Une gentille et simple fille de ferme, née avec l’intelligence, la force et l’amour. Une bonne petite bourguignonne dont on ne parle plus, même si son amant aimant donna son nom à une plante de Madagascar : la Baretia bonnafidia, devenue par la suite – hélàs, car au fond, c’était un mot d’amour, cette plante ! - Turraea floribunda.

                                                                   Suzanne Dejaer