Le 18 juillet 1610, dans un lit de l’hôpital Sainte Marie-Auxiliatrice à  Porto Ercole, mourait Michelangelo Merisi dà Caravaggio, dit Le Caravage.  Ou était-ce sur une plage, seul et désespéré comme l’a voulu la légende jusqu’à ce certificat de décès retrouvé en 2001 ? Il n’avait que 41 ans. Ou même 38 selon d’autres versions. Et jamais sa mort ne fut transcrite sur le Liber Mortuorum. Parce que cet artiste génial était déjà tellement apprécié que ce fut la décision prise alors par Mattia Lopez, gouverneur espagnol à peine nommé à Porte Ercole (Toscane) qui venait de faire un accord avec le commandant du fort. Car déclarer la mort de ce peintre exceptionnel serait rendre ses œuvres encore plus recherchées et coûteuses, et Mattia Lopez désirait en offrir au vice-roi de Naples (Don Francisco de Castro, Conte de Lemos) dont il entendait ainsi s’assurer la reconnaissance.

Et désormais, cette date de 18 juillet 1610 ne peut plus être considérée comme certaine. Encore aujourd’hui les chercheurs et passionnés refusent de s’accorder sur le lieu de sa sépulture et la manière de sa mort. Assassiné par les chevaliers de Malte, malaria, brucellose, ou empoisonné par la peinture (contenant du plomb et de l’arsenic) puisque, dit-on, il avait l’habitude de poser sa nourriture sur ses tableaux et de manger en peignant ? Le Caravage pourrait avoir souffert de saturnisme, ce qui expliquerait les excès du caractère de cet homme au talent remarquable. Il était connu pour être aussi à l’aise dans les rixes sordides qu’avec les ombres et lumières de ses tableaux. Le fameux chiaroscuro. Un effet pictural qui, étrangement, résume un peu sa vie : l’ombre qui l’avale et cache tout de sa vie secrète et la lumière splendide de son talent. Réalisme, érotisme, sensualité, violence.  Un homme généreux au charme certain, séduisant et anticonformiste : il refusait avec ostentation de se signer avec de l’eau bénite. Il passait d’une atmosphère à l’autre sans malaise, des grands salons des riches aux tavernes populaires et nauséabondes. Un voyou et un courtisan.

L’idéal pour créer une légende.

Il a 6 ans à peine lorsque sa famille fuit la peste sévissant à Milan et part s’installer à Caravaggio, près de Bergame. Son père et son grand-père seront hélàs emportés par la maladie. Sept ans plus tard la famille – sa mère et ses quatre enfants – revient dans la capitale lombarde où le jeune garçon devient l’apprenti d’un peintre.  Sa jeunesse est réputée celle d’un jeune homme violent et querelleur, mais sans preuves réelles. Les interprétations de ses influences en peinture sont, elles-aussi de simples suppositions. On ne sait, en réalité, pas grand-chose de la prime jeunesse de ce génie qui donna naissance au… caravagisme. Rubens lui-même copiera sa Mise au tombeau.

La Mise au tombeau - Le Caravage

De son vivant il fut un mythe. Un homme que l’on flattait et recherchait, enviait. Le clergé s’arrache ses œuvres. Il crée son propre style, y ajoutant vie et passion, donnant humanité au divin, rompant avec la distance que l’on mettait jusque là dans les toiles pour le représenter.

A l’époque, les questions d’honneur se réglaient par des duels ou bagarres. Était-il vraiment plus violent que les autres jeunes hommes de son temps… sans doute. Mais il avait aussi beaucoup d’ennemis, de jaloux. Et il était plein de vie et de gourmandise. « Fou, extravagant et casse-cou » comme le décrit Susinno, un biographe. Il a beau être protégé à Rome par le cardinal Del Monte, il fait de nombreux passages en prison pour des querelles et des coups. Il aime boire et s’entourer de courtisanes et d’éphèbes.

La vocation de Saint Mathieu - Le Caravage

Le port de l’épée est un signe d’ancienne noblesse (voir La vocation de Saint Mathieu), et la protection du cardinal et de son cercle lui monte à la tête. En novembre 1600 un étudiant a osé critiquer ses œuvres, et Le Caravage le roue de coups de bâtons et d’épée. Le jeune homme porte plainte. En février 1601 c’est un garde du Château Saint-Anges qui finit par retirer sa plainte contre Le Caravage pour une blessure par épée. En août 1603 il est poursuivi, avec  plusieurs autres amis et peintres pour diffamation par Giovanni Baglione, son rival et biographe. La raison en est un sonnet insultant qu’ils ont diffusé. Ce procès défraya la chronique judiciaire de l’époque à Rome et plusieurs témoignages en subsistent. Il lui vaudra un emprisonnement de deux semaines. Il ne devra sa libération qu’à l’intervention de l’ambassadeur de France. En avril 1604 il jette un plat d’artichauts au visage d’un garçon d’auberge, qui porte plainte lui aussi. En octobre et novembre de la même année il est arrêté par des gardes qu’il a insultés. En juillet 1605 il blesse violemment un notaire à la tête avec son épée. Le malheureux homme avait eu pour mission ce jour-là de lui notifier l’interdiction du tribunal de fréquenter  sa compagne Lena , « la donna del Caravaggio ». La même année, le 1er septembre, il détruit les fenêtres de son appartement à coups de cailloux. Il y a donc une escalade de violence assez nette. Jusqu’au 6 mars – ou 29 mai selon les sources – 1606. Une bagarre à 4 contre 4 qui suit un jeu de paume, une grande passion du Caravage. Il connaissait Ranuccio Tomassoni, le croisait souvent. Un homme d’ailleurs aussi dangereux et insouciant que lui-même. Le Caravage lui devait  10 écus pour une dette de jeu. Il est violemment blessé à la tête. Tomassoni meurt. Et bien que la mort fut un accident fortuit, le peintre déjà si mal vu de la justice préféra prendre la fuite et quitter Rome.

 

Le Pape le condamna alors à mort par contumace, le contraignant ainsi à quatre ultimes et lamentables années au cours desquelles il tentera d’obtenir l’amnistie. Bien que traqué et banni, des amis et amateurs continuent de braver l’interdiction papale, le protégeant et achetant ses tableaux. Il finit par arriver à Malte dans l’espoir de devenir chevalier de Malte, ce qui le mettrait à l’abri puisque les chevaliers ne dépendaient que des mesures disciplinaires de leur ordre. Il devient « Chevalier de Grâce » mais la grâce, hélàs, ne le touche pas puisque suite à une dispute peu après avec un très noble chevalier haut gradé, il se retrouve à nouveau en prison. Prison dont il s’échappe au moyen d’une corde et qui lui vaut la radiation de l’Ordre… « tanquam membrum putridum et fetidum ».

Il s’enfuit vers la Sicile où il est probable qu’il se fasse encore passer pour un Chevalier de Malte. De retour à Naples il est gravement blessé d’un coup de couteau – balafré, sans doute par des émissaires de l’Ordre de Malte – devant une auberge et échappe de peu à la mort.

Il décide de se rendre à Rome pour exprimer son sincère repentir au Pape. Arrêté par des soldats espagnols en débarquant de sa felouque et libéré peu après, il ne retrouve plus ni l’embarcation ni ses biens. Il continue son voyage à pied et selon la légende, meurt seul sur la plage – ou selon les faits plus récemment mis à jour, dans un lit d’hôpital -, ignorant que le Cardinal Gonzague avait obtenu son amnistie auprès de Paul V, sans qu’elle ait été officialisée.

Son œuvre est tout à fait singulière et ne laisse pas indifférent. Beaucoup de « passages à l’acte » : vols, tromperies, agressions. Des situations qu’il connaissait bien. Les personnages sont figés dans l’intensité de l’action dramatique. Des décapitations. Et ce merveilleux et incomparable chiaroscuro.

 

Les tricheurs - Le Caravage

 

Judith et Holopherne

 

                                                                                       Suzanne Dejaer