Elle, c’est Rosalia, Agnes Theresa Scibor-Rylska, et lui n’est autre que Paul Claudel. Un amour aussi grand qu’impossible. Rosalie est, lorsqu’il la rencontre en 1900 à bord de l’Ernest-Simons, l’épouse compagne d’aventures foireuses de Francis Vetch. Un magouilleur, manipulateur, embrouilleur, trublion notoire. Originaire de la Réunion, il semble qu’il utilise la flamboyante beauté de sa femme Rosalie pour charmer puis embobiner ses victimes. A la suite de mauvaises affaires – qui semblent être son habitude - il s’embarque à Marseille pour la Chine avec elle et leurs quatre enfants. Et sur le paquebot, elle rencontre Paul Claudel, consul de France à Fou-Tchéou (Fuzhou). De simple sympathie pourtant leur attraction bascule rapidement sur une liaison qui laissera des traces à jamais et influencera l’œuvre de Claudel.

 

 

Rosalie, que Claudel appellera Rose, est une magnifique jeune femme de trente ans, grande et sûre d’elle. Elle est habituée aux regards parcourant sa beauté, à la cour qui s’ensuit. Charmer est sa nature. Dans Partage de midi, Claudel la dévoile : « Elle court comme un cheval tout nu. Je la vois s'affolant, brisant tout, se brisant elle-même

 

Claudel, lui, est un homme trapu, sombre et intense d’une toute autre manière. Religieux. Vierge à trente-deux ans. Et en voyant Rosalie-Rose, il sait qu’il vient de rencontrer LA femme. « Pourquoi cette femme ? Pourquoi la femme tout à coup sur ce bateau ? » Il est un poète, un être qui reconnaît les âmes quelles que soient leurs artifices. Leurs premiers contacts sont loin du badinage. Il lui parle non pas comme à une femme à courtiser mais comme à un cheval tout nu affolé. Lui reproche ce galop où elle se brisera. Et elle, enfin… elle reconnaît la voix de qui peut vraiment l’aimer, de qui voit en elle la faim véritable. Elle aussi sent qu’elle a rencontré son destin. Leur relation reste platonique au long de cette longue traversée d’un mois. Mais à leur insu les racines se ruent au plus profond de leurs cœurs, s’installent et s’enroulent solidement.

 

Et, parce que Francis Vetch aura besoin de l’aide consulaire et utilise sans scrupules la beauté de son épouse et l’effet produit sur le consul qui lui semble naïf à souhaits, la famille Vetch se trouvera installée au consulat. Rose règne en maîtresse de maison sur le personnel, organise le quotidien. Et bien sûr, la passion déborde, brise les amarres du poète rédempteur, se déverse dans la crinière de la belle « jument sans bride »… Une passion illuminante qui durera 4 ans. Rose est enceinte, et s’en va en Europe pour accoucher d’une petite Louise en 1904. Elle disparaît pendant 13 ans. Elle refait sa vie avec un troisième homme. Brisé, Claudel pense à mettre fin à ses jours et écrit Partage de midi, décrivant la rencontre entre la solaire Ysé et Mesa sur un bateau. Ysé est mariée avec Deciz, un homme sans relief, et est attirée par la pureté de Mesa. C’est en écrivant les minutes de leur amour que Claudel prendra pleine conscience de l’ampleur du drame vécu : non, ce n’était pas qu’un adultère ! C’était une union charnelle et spirituelle. Et il sera connu pour désormais tomber amoureux des interprètes qui incarneront Ysé sur scène. Lors de la création de la première pièce par la compagnie Jean-Louis Barrault, lorsque Claudel vit s’avancer Edwige Feuillère dans le rôle d’Ysé, il s’écria, en larmes : « C’est elle ! »

 

 

Claudel retrouvera la trace de Rosalie, et reprendra contact avec elle. Treize ans après sa disparition, elle lui écrira au Brésil : « … Cette nostalgie affreuse de deux âmes séparées qui se cherchent et se désirent et qui brise le corps et donne une sorte de nausée mentale. Chaque année le sentiment de solitude devient en moi plus fort au lieu de diminuer depuis que je t’ai quitté. »  Lorsqu’ils se reverront enfin, 20 ans plus tard, mariés tous les deux, ils se jureront  « des épousailles après la mort ».

 

Elle révèlera plus tard la raison de sa fuite : il cachait leur amour et refusait de la regarder comme sa femme. En même temps, elle sentait que son rival n’était autre que Dieu, et qu’elle n’était pas la préférée. En partant, elle le délivrait du dilemme.

 

Il se mariera lui aussi, mais jamais il n’oubliera « la grande femme folle et vague avec un visage de fée »…

 

Louise ne saura qu’à 28 ans qui est son vrai père, et Claudel, malgré sa réputation d’avarice, sera toujours généreux envers elle.

 

Rosalie repose au cimetière de Vézelay. Sur sa tombe, une croix de fer polonaise marquée d’une phrase extraite des « Cent phrases pour éventail » de Claudel : Seule la rose / est assez fragile pour exprimer l’éternité. Un rosier est planté sur la tombe. Sous la dalle, un amour éternel.

 

Rosalie Scibor-Rylska, Cracovie le 10 juillet 1871 – Avallon le 5 novembre 1951

 

 

                                                                                                                     Suzanne Dejaer