Ici nous avons les mots d’un artilleur belge qui ne manque ni d’humour ni du sens de l’observation…Il avait 24 ans au début de son engagement.

Le 12 septembre 1914, le voici engagé dans le 2ème lanciers. « Ma vie de caserne débuta sous le signe de la fatalité. Je venais à peine de recevoir mon uniforme et traversais la cour quand je tombai sur le commandant. Je le saluai aimablement. Lui m’examinait avec l’attention qu’on porte à un phénomène de foire. Il admira mes cheveux longs et ma tenue dégagée, et appelant un sous-officier, me recommanda à sa bienveillante courtoisie, sur laquelle je fus rapidement fixé. J’en sortis tondu comme un œuf et persuadé de mon indignité. »

Puis les obus commencent à changer paysage et routine, créant la détresse des civils : « Alors, de tous côtés, les civils surgirent, fuyant éperdument dans les deux sens. Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’une moitié allait droit chez l’ennemi. Ils emportaient du linge ou leurs vieux sur des brouettes, et une femme portait une cage avec un canari. D’autres avaient eu le temps d’atteler leurs chariots sur lesquels se balançaient d’effroyables pyramides. J’avais l’impression qu’ils y avaient jeté tout ce qui leur tombait sous la main. (…) On disait maintenant que nous allions en repos au bord de la mer et les plus naïfs se réjouissaient. Dans villages le tocsin sonnait à notre passage. Le son des cloches nous poursuivait longtemps comme un adieu et un reproche(…) A l’étape, on se jetait tout habillés pour quelques heures sur la paille, chacun à côté de son mousqueton. A Maldeghem nous passâmes la nuit dans une grange près d’un château. Il y avait là un tennis. Je pris une balle sans savoir pourquoi et allai la jeter dans l’eau. Je lui en voulais de me rappeler le passé.»

 

Tranchée de Dixmude : une tombe (D.R.)

 

Et puis il y a quelques scènes Felliniennes… « Nous passâmes aussi un jour à Lampernisse, et celui-là je m’en souviens. Au crépuscule, un bruit de souliers ferrés sur la route. Le général Bertrand sortit et nous nous rangeâmes derrière lui. C’était le 4ème chasseurs qui revenait des tranchées. En retraite, les musiques militaires ne jouent pas. Mais ici, on avait arrêté l’ennemi. A cent mètres du village, on entendit tout à coup les cuivres, et dans la clarté mourante, la marche du 4ème chasseur éclata. On distinguait à peine les faces hâves et les uniformes sombres. De-ci de-là la tache blanche d’un pansement. Au rythme du joyeux refrain, les hommes défilaient gravement, par compagnies fantômes, avec de grands vides entre eux. Je pleurais, trop ému pour résister, et la vieille voix cassée du général criait « Vivent mes chasseurs ! ». Le régiment disparut, absorbé par la nuit. Je pensais aux contes de d’Esparbès et à la légende de l’aigle. Et ils étaient passés depuis longtemps que je croyais voir derrière eux les morts qui les suivaient silencieusement. »

Soudain, on passe aux choses sérieuses… Dixmude. « Dixmude a marqué une étape, à cause de sa grande différence d’avec les secteurs précédents. En décembre 1914 et en 1915 nous avons été relativement tranquilles à Pervyse, Avecapelle, Scheewege, Ronsdamme. Les inondations nous préservaient de toute surprise ennemie. On ne risquait que l’obus. A Dixmude, nous étions à 40 m des boches et cela nous fut un dur apprentissage.(…) Toute ma vie je m’en souviendrai. On partait au petit jour, vers 4 heures du matin par les passerelles puis tout le réseau compliqué des tranchées de Caeskerke pour arriver à un petit abri de la digue, dans le boyau de communication. (…) Et le concert des balles… Celles très proches qui donnaient un choc sourd dans le parapet. Les lointaines qui arrivaient en chantant ou celles qui bourdonnaient comme des éclats d’obus. Puis ces foudroyants shrapnells qui versaient dans un éclair toutes leurs balles sur le parapet en un souffle chaud et brutal.

Artilleurs à Dixmude (D.R.)

 

Le plus dur pour nous, ce fut les bombes. Nous n’en avions jamais reçu dans les secteurs précédents, et ce matin où je les ai vues s’élever de Dixmude à six ou sept à la fois et tournoyer au soleil, brillantes comme des joujoux et un côté dans l’ombre, j’ai compris ce que c’est que d’être pris dans une souricière. L’ennemi bombardait continuellement les boyaux d’accès. Personne ne pouvait quitter. Puis, entre les boyaux, avec d’autres lance-bombes, ils bombardaient les tranchées désormais sans issue. (…) Le plus énervant, c’est qu’on voyait arriver chaque coup et que bien souvent on avait l’impression pendant quelques secondes qu’il vous venait droit dessus. Se jeter à terre et attendre. Puis se relever après l’explosion, courir plus loin, recommencer… Et à chaque seconde, ces terribles détonations. A peine le bombardement fini, on retirait les morts et les blessés. Le poste de secours était dans le boyau près de la savonnerie et les brancardiers déposaient leurs charges devant l’abri du docteur. Tant d’hommes à terre, boueux, sanglants ou cireux. D’autres, par commotion, pleuraient comme des gosses

La vie dans les tranchées (D.R.)

Et le temps passe…

« En 1918 nous avons pris une position – de tout repos – à la briqueterie de Ramscappelle. Pour nous, c’était une détente. Tirs rares et exécutés en baladeuses. Le séjour à la batterie n’avait donc rien de pénible. Les officiers logeaient ensemble, dans une grosse ferme assez épargnée en avant de la briqueterie. On pêchait, nous possédions un canot sur le canal. La vie pépère. Seule la briqueterie servait de cible de réglage aux batteries allemandes à cause de sa belle cheminée visible de loin, mais c’était un inconvénient sans importance. Et c’est pourtant là que j’ai failli me faire tuer bêtementJ’avais fait arranger – dans une ancienne porcherie – une gentille chambrette divisée en deux par un mur. V** logeait à droite, moi à gauche. Un jour, V** est appelé chez le major pour faire fonction d’officier adjoint. Adieux à notre petite chambre, comme dans Manon. Le lendemain matin vers 8 heures, je dormais. J’entends partir des lignes allemandes le boum sourd d’un coup de départ et je savoure déjà la joie d’être au lit quand les voisins triment déjà. Un sifflement aigu qui se précise, enfle, enfle, devient terrible et finit en un éclatement assourdissant. En une seconde, je conçois que le coup habituel de réglage sur la briqueterie me vient droit dessus par erreur. Ferrailles, poussière, fumée. Ma porte a été arrachée, la fenêtre a disparu dans un souffle et de grandes crevasses se dessinent sur les murs comme un éclair dans le ciel. Je comprends subitement que je vais être enseveli sous les murs et le toit. Puis plus rien. La fumée se dissipe et dans le mur criblé d’éclats, là où aurait dû être V**, un grand trou par où entre le soleil de mai. Alors, sans m’habiller, en chemise, je sors par ce qui reste de port et je vois le plus calme et le plus familièrement paisible des paysages des Flandres. Il fait bon vivre…»

 

Pas toujours… « 25 avril 1918 – (Jour de la prise du Mont Kemmel par les boches) (…) Au moment d’entrer chez moi, un sifflement, une explosion toute proche. Je saute dans l’abri pour me garer des éclats.

 

Je doute une seconde. Mais non, on crie. Je sors en courant. M** arrive en courant de l’abri des hommes, le bras gauche pendant inerte. Il se plaint doucement puis tout à coup se met à hurler. Vite un pansement que je mets à la hâte avec Légion qui s’est amené. On crie encore. Je plante M** là et je file à l’abri. Je croise le mdl. N**, qui me regarde dans les yeux et passe bien droit à côté de moi sans rien me dire. J’entre. Le mdl. G** est étendu de tout son long sur le plancher, le crâne ouvert. Il râle. Il sent le soufre. L’obus a éclaté devant la porte de l’abri. G** est livide, je sens qu’il va mourir. Je le laisse là. Dans un coin sombre, Van**, blessé aux jambes, se plaint doucement. Le brigadier S** tout pâle, les jambes criblées d’éclats, ne dit rien. L**, lui, qui n’a rien, regarde les autres sans bouger. Van de P**, blessé, rigole… On commence le transport des blessés vers mon abri. J’ai téléphoné pour avoir le docteur. En sortant je vois encore un corps à terre, couché sur le ventre. Je le soulève. C’est N**, qui tantôt passait à côté de moi. Il a le ventre troué de gros éclats et le bras cassé en quatre places pend comme une loque. Avec L**, je le porte mais il crie comme un possédé et veut rester là. Dans mon petit abri tout blanc de chaux, c’est une boucherie. Il sent l’odeur fade du sang humain. C’est un pêle-mêle. On a collé Va** le dos à terre et les jambes en l’air le long du mur. On amène S** à dos d’hommes, les jambes pendantes. Puis je retourne voir G** avec L**. Il vient de mourir. Nous le soulevons pour le sortir de l’abri et tout d’un coup la cervelle coule à terre comme un paquet de gélatine rouge. Le docteur s’amène avec le capitaine qui se met à pleurer. N** râle et refuse de se laisser approcher l’aumônier. S** me demande une cigarette. Il me reste deux hommes de toute ma section, et tandis qu’on emporte blessés et morts, nous restons à nous trois, seuls, silencieux, à fumer des cigarettes. Das ist Krieg. »

Fatigue, boue, tirs d'obus... (D.R.)

Oh oui… Pour les Allemands aussi, d’ailleurs : « 29 septembre 1918 : Le matin, il fait beau. Un homme nous signale, à 600 mètres de nous, une batterie allemande dont les servants sont tués, dans la forêt. Je vais avec le capitaine. Sous le soleil, la forêt a l’air moins morte. Une belle route blanche, droite, au bout de laquelle je vois un obusier de 105 Krupp. A gauche, à droite, dans le fossé ou sur la route, quelques Fritz tués là, d’une pâleur de cire avec leurs têtes toutes blanches, de la couleur de leurs cheveux filasses. Puis un cheval blanc tué. Puis les canonniers. On fouille les abris. Déjà, la 38ème  a enlevé une lunette de batterie, un goniomètre boussole et un tas de choses. Les abris sont sales. Ses vieilles vestes, des lettres, des casques, des carabines. Un paquet de photos faites à Hasselt. Cela me sert à identifier les morts. On retourne aux pièces. Ils ont dû essayer de les enlever, ils ont accroché des rallonges aux roues et d’ailleurs, elles avaient quitté leurs plates-formes. Puis ils ont jeté les appareils de fermeture et les lunettes. Ils ont fait leur devoir. (C’étaient les batteries qui tiraient vers Mercken Bisxchoote) Un avion allemand descend tout bas à raser le sol et tout à coup l’appareil touche et capote et mon pilote vole à terre. On court tous pour le piger. En courant, on arme brownings et carabines. Quand j’arrive bon premier, le type est assis par terre et crie Kamerad. Figure assez sympathique, beaucoup de croix de fer et autres. Il a une balle dans le ventre et se rend à moi. Il est le premier lieutenant pilote à la 51ème escadrille et essaie quelques bribes de phrases en anglais, français et allemand. »

 

L'Yser (D.R.)

Et il y a ces visions, brèves, mais incroyablement vives :

« Je suis très épaté de voir passer les officiers d’infanterie qui vont à la contre-attaque la pipe aux dents et la canne à la main comme s’ils ne devaient pas mourir dans dix minutes. »

« Ordre de partir à 7h30 pour Ursel à 60 km d’ici. Nous voyageons toute la journée à cheval par un temps radieux. Des bois merveilleux aux couleurs d’automne, un paysage de féérie. »

« En circulant, je trouve un cadavre de mitrailleur belge gardé par son chien. On essaie d’approcher mais le chien se couche dessus et grogne. On devra le tuer pour enterrer l’homme. »

« Dans le fossé, au bord de la route, un fantassin allemand dans la position du tireur à genoux, appuyé sur son fusil et décapité net par un éclat à hauteur des épaules »

 

« Au clair de lune dans une maison, un cadavre enveloppé dans une couverture. Je veux lui prendre son sac, mais il se réveille en criant « Angleterre ! » à notre grande surprise. C’est un soldat anglais égalé qui s’est endormi là. »

 

«  On sentait la mer proche. Les saules rabougris montaient la garde le long des canaux et des fossés, en longues files. A St Georges, on passa la nuit. Nous étions à deux pas de Nieuport. Le matin, j’avisai un vélo dans une grange. Je l’enfourchai aussitôt et filai à Nieuport-Bains. Il y avait foule et il semblait qu’on y eût oublié la guerre. Des pâtisseries, des pantalons blancs. J’achetai aussitôt une paire de gants pour être dans la couleur locale. Dans une pâtisserie, une vendeuse me demanda si les boches arriveraient jusque-là. Je la rassurai énergiquement. On s’est battus 4 ans avec acharnement sur les ruines de cette pâtisserie qui s’est trouvée à 200 mètres des lignes allemandes. »

 


Merckem - Canal de l'Yser vers Ypres vu du pont de Steenstraat (D.R.)