Les fanatiques de la compagnie à tout prix fuient le trou sans fond de leur existence. Rien à quoi penser, réfléchir, rien à découvrir en le cherchant seul, rien dont se souvenir qui puisse énumérer des instants de lumière. Ils ont un « agenda » rempli de faux amusements, de modes alimentaires, médicinales, vestimentaires et décoratives, d’étourdissements, de choses inutiles parce qu’elles ne gravent rien en eux. Ils sortent, vont ici ou là, rencontrent rituellement les Untels puis les Machin, assistent à des conférences dont ils ne retirent que ce qu’ils pourront raconter pour dire... qu’ils y étaient. Pareil pour leurs voyages, qui finissent en albums de photos et « oui, on y a été en … c’était quand ? En 2002 ? 2003 ? C’était avant ou après l’accident du chien ? ». Ils lisent des magazines ou les best-sellers, dans leur souci d'être dans le même train culturel que les autres. Ils s’affirment sociables. Ils le croient sans doute. Ils ne sont jamais seuls en effet, et ne connaissent pas l’écho de leurs pensées.

Ce n’est que du tintamarre pour ne pas entendre le silence abrutissant de leur moi – un moi qu’ils ne connaissent pas, d’ailleurs, puisqu’ils ne le laissent pas exister.

Et il y a aussi les autres, ceux que les premiers accusent souvent d’être des ours parce qu’ils admettent ne pas avoir envie de compagnie aujourd’hui, ni demain, ni peut-être de toute la semaine, ou même reconnaissent un peu confus – oh les rabat-joie, leur dira-t-on bien vite – qu’ils aimeraient tant passer ces vacances à bouquiner et traîner sans horaire ni rendez-vous, et pas plus loin qu’au jardin, ou sur la terrasse. Qu’ils aiment les enfants et les petits-enfants mais se passeraient volontiers, de temps à autre, de l’énoncé de leurs drames boulot, cochon-tirelire, crise d’adolescence ou école et du branle-bas qui précède et suit leurs allées et venues. Ils répriment, mal parfois, une grimace à la nouvelle que les beaux-parents ou parents ont annoncé leur passage, ainsi que les neveux, et que les copains que l’on voit déjà tous les mois insistent pour que l’on fasse une petite croisière ensemble.

Avoir son espace silence et solitude relative est un droit. En avoir envie est signe de santé. Après tout, c’est dans la solitude et la retraite que les âmes bousculées retrouvent leur chemin. Et dans l’agitation qu’elles le perdent d’avantage. Ce n’est pas nouveau. Et sans avoir perdu son chemin, le plaisir d’en parcourir de nouvelles longueurs dans la quiétude d’heures sans couleurs ni sons est inégalable.

 

Si on ne peut vivre seul, comment peut-on vivre avec les autres sans s’en nourrir, sans les vider lentement de leur énergie puisqu’on n’a pas de source en soi ?

Je me souviens de vacances de Pâques merveilleuses passées avec ma mère dans ma dix-neuvième année : il a fait splendide et nous avons lu toute la série des « Rois maudits » au jardin, côte à côte, déplaçant les chaises longues à mesure que le soleil avançait sur la pelouse. Nous ne parlions pas, et n’émergions lentement de nos îles solitaires que pour manger. Et là aussi, nous avions décidé qu’il faisait trop beau pour gâcher tout ce bon air et ce soleil d’or en cuisinant, aussi nous avons fait une cure de tartines aux tomates avec sel et poivre, que nous savourions au jardin sur une petite table ronde émaillée qui dansait la samba sous nos coups de couteau et fourchette. « Il n’y a rien de meilleur » affirmions-nous, et puis nous reprenions notre lecture après un bref regard et un sourire de joie. « Il est bien, celui que tu lis ? » « Oui, tu verras, c’est plein de rebondissements ! ». Car une était en avance d’un tome sur l’autre, et on n’aurait pas songé à en révéler les affres historiques…

 

Winslow Homer 1836-1910 - Girl in a hammock (DR)

 

Je pense que ça figure parmi les plus belles vacances passées avec elle. Nous étions seules à deux, silencieuses, heureuses, ensemble sans intrusion de l’une ou de l’autre. Dans cette paresse bienfaisante, nous avons fait une chose toute simple : nous faire plaisir. Et c’est rechargées de farniente et de paix que nous passions la soirée non seulement côte à côte mais vraiment ensemble, rieuses et animées… oh combien vivantes !


Suzanne DEJAER