Quand elle rencontre Pierre Abélard (1079-1142),  Héloïse (1092-1164) est déjà, à l’aube de ses timides vingt ans, une jeune fille très remarquable : en effet elle est la première femme connue à s’être penchée sur les Arts libéraux. Fille illégitime d’un homme bien placé, sa mère Hersende en a confié l’éducation à son frère, le chanoine Fulbert, qui l’a ainsi initiée aux Arts libéraux. Elle est donc une intellectuelle, une jeune fille qui se veut libre de son avenir et de ses choix, et est même hostile au mariage qu’elle voit comme une réclusion ménagère dont elle se garde bien de rêver.

Aristocrate mais sans dot, l’avenir d’Héloïse ne se trouve hélas que dans le mariage, un mariage où elle ne sera pas un « premier choix » et devra sans doute s’accommoder d’un veuf ou de quelqu’un que sa famille tient absolument à marier. C’est pour échapper à ce destin peu engageant qu’elle avait travaillé avec ardeur, étudié, étudié, étudié. Et sur ce temps elle devint une jeune fille cultivée et exigeante.

Elle est grande, jolie sans excès, mais audacieusement cultivée, encline à la philosophie, profonde. Une jeune femme séduisante qui a de la personnalité, compose de la musique et des chants repris par les étudiants de son temps, une jeunesse qui désire s’affranchir, comme toute jeunesse.

C’est alors qu’arrive le bel Abélard, qui prend pension lui aussi chez le chanoine Fulbert, qu’il fréquente depuis longtemps, et qui lui demande – bien imprudemment - d’instruire sa chère nièce. Abélard est enveloppé d’une réputation aux accents multiples : il est moderniste, reconnu pour être un des plus éminents des enseignants d’alors (il enseigne à Sainte Geneviève du Mont), mais aussi un dangereux séducteur, successivement enrichi par les nobles familles dont il éduque la progéniture puis ruiné par ses aventures féminines. Les femmes l’aiment et il se laisse aimer sans hésitations. C’est ce qu’on appellerait également aujourd’hui un arriviste, car il a les dents longues en plus de la lèvre gourmande.

Abélard et son élève Héloïse peints par E. B. Leighton en 1882

 

Sûr de son charme à 34 ans, le voici décidé à séduire l’attrayante Héloïse, qui n’a que vingt ans, et que la mode de l’époque habille gracieusement de jolies robes moulantes. Il faut dire à sa décharge que l’oncle Fulbert lui avait donné tous les outils pour que cette conquête fut aisée : il l’avait encouragé à rendre visite à sa pupille à toute heure, de la plier à sa volonté et d’user de coups si nécessaire. Et donc, tel un troubadour persistant, il compose des chansons pour elle, chansons – hélas disparues - qui se répandent immédiatement dans les rues de Paris. On jalouse la jeune fille ainsi désirée et célébrée. Commence alors un échange de correspondance basée sur l’amour et le désir, sous couvert de l’instruire, ce que le candide oncle Fulbert attend de lui.

Héloïse est bien consciente de son propre désir, et l’observe, le pèse, l’analyse, le décrit inlassablement sans pudibonderie dans ses lettres. Abélard la persuade que s’il s’agit d’amour et non de perversité, il n’y a rien de mal à succomber. Et parvient à ses fins. Voici les deux amants livrés à une relation amoureuse loin d’être de tout repos, avec des nuits épuisantes, parfois des menaces du maître pour forcer le consentement de sa jeune élève, qu’il avouera avoir frappée par amour et par tendresse

Héloïse et Abélard - Jean Vignaud, 1819

Finalement le chanoine Fulbert réalise ce qui se passe sous son toit. Il est fou de désespoir, se sent trahi, exprime une douleur dont Abélard se souviendra avec honte plus tard, et chasse ce dernier, dont l’absence alors ne fait qu’attiser la passion des amants qui se retrouvent et seront surpris dans leurs ébats. Héloïse est alors elle aussi éloignée. C’est alors qu’on découvre qu’elle est enceinte, et Abélard l’enlève, déguisée en nonne. Elle accouche en automne 1116 (elle a 24 ans) d’un fils qu’elle nomme Astrolabe qui est confié à la sœur d’Abélard, Denyse. Abélard se rend à Paris pour obtenir le pardon de l’oncle Fulbert, promettant d’épouser son aimée – qui n’en demandait pas tant, considérant le mariage comme une prostitution de la femme d’une part, et ne désirant pas être une entrave pour Abélard qu’elle estime énormément. Mais elle accepte cette option comme étant la seule chose à faire si nous voulons nous perdre tous deux et nous préparer un chagrin égal à notre amour… Le mariage a lieu en grand secret : en effet Abélard désire devenir chanoine et il lui faut pour cela être célibataire. On n’en est pas à un mensonge près.

Quant à elle, Héloïse – qui ne peut vivre avec son époux sous peine d’en compromettre le canonicat -  continue de penser que l’amour seul représente une attache entre les époux, au-delà des obligations conjugales, et qu’ils ont le droit de mener leur vie professionnelle librement. C’est là que l’oncle Fulbert se rebiffe. Il n’aime pas cette insoumission à l’ordre familial. Comme cela se faisait alors, il bat la jeune femme d’abondance « pour lui apprendre », et comme le châtiment se reproduit trop fréquemment, elle n’a comme solution que celle d’aller se réfugier comme pensionnaire au couvent de Sainte Marie d’Argenteuil, où son époux passionné vient la rejoindre en cachette pour s’unir avec elle … dans le réfectoire.

Il n’en faut pas plus pour que le chanoine Fulbert ne tire ses propres conclusions : l’immonde séducteur a fait enfermer son épouse dans un couvent pour continuer ses fredaines et sa carrière en paix, n’ayant aucun désir de se retrouver sans domesticité ni espace convenable pour travailler, père et… « âne domestique ». Il voit rouge et décide de sévir avec panache : ses hommes de main soudoient le valet de la victime et émasculent le malheureux Abélard, punition alors réservée aux adultères. « Ils me tranchèrent les parties du corps par lesquelles j'avais commis ce dont ils se plaignaient » écrira le malheureux.

L’évêque, horrifié, retire le canonicat de Fulbert dont les biens sont confisqués, et valet et hommes de main sont condamnés à la castration et énucléation.

On le voit… le sang ne manque pas et l’époque ne tergiversait guère !

Héloïse, selon le désir de son époux mutilé qui désire entrer dans les ordres, prend le voile à contre cœur, se sacrifiant à la carrière de son mari qui désormais peut la poursuivre dans l’Eglise. Elle aime profondément son époux. En prononçant ses vœux, elle a sur elle un billet de lui par lequel il lui jure qu’il sera toujours à elle. On sait aussi qu’elle a gardé un portrait qui lui « sert de consolation dans sa prison monastique".  

Il faut reconnaître qu’Abélard a ses idées, et que bien avant Saint Thomas d’Aquin il tente de baser la foi sur le raisonnement et la science, et non seulement la tradition. Il s’en prend aussi aux moines qui passent plus de temps à chasser qu’à prier, et qui chapardent ce qu’ils peuvent. De même il dénonce un rituel ostentatoire, le clergé inculte, l’enrichissement honteux des évêques. Il souhaiterait une simplicité naturelle sans qu’on en arrive à la mendicité ou l’ascèse. Ce qui lui vaut des ennemis. On l’accuse donc d’entretenir sa femme avec ses honoraires d’enseignant, et Héloïse est dénoncée, insultée. Elle finit par devenir Prieure, mais en 1129 elle est chassée du monastère avec ses bénédictines par un ennemi d’Abélard. Elles se réfugient dans l’Essonne, à Yerres. Elle se considère toujours comme l’épouse d’Abélard en même temps que celle de Dieu. Mais que l’amour est triste, ces années-là. Abélard, lui, s’est fait faire un sceau qui le représente avec elle, ne faisant qu’un seul corps.

Héloïse et Abélard

 

Il offre à son épouse de fonder une nouvelle abbaye, l’abbaye du Paraclet. Dès 1132, soit environ vingt ans après leur rencontre, les amants entament leur célèbre correspondance. Héloïse est violemment émue de revoir son écriture après tant d’années d’éloignement. « Votre lettre, votre écriture… »

Elle déverse, comme dans un galop de larmes et d’émotions, leur histoire entière, les reproches incrédules, les évocations amères, des protestations pleines de tendresse. Elle lui reproche son égoïsme et son orgueil, compare leurs deux manières d’aimer, elle qui a tout donné par amour, tout supporté. Elle lui rappelle que ses lettres d’antan, alors qu’elle était son élève, l’exhortaient au plaisir des sens tandis qu’aujourd’hui elles ne lui offrent que des mots. Puis elle s’en veut de ses reproches – elle l’aime tant ! Elle avoue que son bonheur se trouve dans le souvenir du passé, quand il la célébrait par des chants si beaux que les reines en étaient jalouses. Il est, dit-elle, son tout.

« Vous savez, mon bien-aimé, et nul n’ignore tout ce que j’ai perdu en vous ; vous savez par quel déplorable coup l’indigne et publique trahison dont vous avez été victime m’a retranchée du monde en même temps que vous-même, et que ce qui cause incomparablement ma plus grande douleur, c’est moins la manière dont je vous ai perdu que de vous avoir perdu. Plus poignante est ma peine, plus elle réclame de puissantes consolations. »

« Quand tu m'offris l'amour sous le nom d'amitié,
Tes yeux brillaient alors d' une douce lumière ;
Mon âme, dans ton sein, se perdit toute entière.
Je te croyais un dieu, je te vis sans effroi.
Je cherchais une erreur, qui me trompa pour toi.
Ah ! Qu'il t' en coûtait peu pour charmer Héloïse !
Tu parlais... à ta voix tu me voyais soumise.
Tu me peignais l'amour bienfaisant, enchanteur...
La persuasion se glissait dans mon cœur :
Hélas ! Elle y coulait de ta bouche éloquente,
Tes lèvres la portaient sur celles d' une amante.
Je t'aimai... je connus, je suivis le plaisir ;
Je n' eus plus de mon dieu qu' un faible souvenir.
Je t'ai tout immolé, devoir, honneur, sagesse ;
J' adorais Abailard, et dans ma douce ivresse,
Le reste de la terre était perdu pour moi :
Mon univers, mon dieu, je trouvais tout dans toi.
Tu le sais ; quand ton âme, à la mienne enchaînée,
Me pressait de serrer les noeuds de l'hyménée,
Je t' ai dit, cher amant, hélas, qu' exiges-tu ?
L'amour n' est point un crime, il est une vertu.
Pourquoi donc l'asservir à des lois tyranniques ?
Pourquoi le captiver par des noeuds politiques ?
L'amour n'est point esclave, et ce pur sentiment,
dans le cœur des humains, naît libre, indépendant.
Unissons nos plaisirs sans unir nos fortunes.
Crois-moi, l'hymen est fait pour des âmes communes,
pour des amants livrés à l' infidélité.
Je trouve dans l'amour, mes biens, ma volupté.
Le véritable amour ne craint point le parjure.
 »

« Dites-moi seulement, si vous le pouvez, pourquoi, depuis ma retraite que vous seul avez décidée, vous en êtes venu à me négliger, à m’oublier si bien, qu’il ne m’a été donné ni de vous entendre pour retremper mon courage, ni de vous lire pour me consoler de votre absence ; dites-le-moi, je le répète, si vous le pouvez, ou je dirai, moi, ce que je pense et ce qui est sur les lèvres de tout le monde. C’est la concupiscence plutôt que la tendresse qui vous a attaché à moi, c’est l’ardeur des sens plutôt que l’amour ; et voilà pourquoi, vos désirs une fois éteints, toutes les démonstrations qu’ils inspiraient se sont évanouies avec eux. »

Il répond avec prudence, ne distillant que des conseils raisonnables. Elle comprend et évitera dès lors tout reproche, allant jusqu’à parfois prendre tout le blâme sur elle. Elle a honte d’offrir au monde l’image d’une femme pieuse alors que l’image d’Abélard obsède ses nuits.

Il reste son bien-aimé. Son tout.

Le dernier acte de la vie d’Abélard se décidera au concile de Sens dont la date est incertaine : 1140 ou 1141. Guillaume de Saint-Thierry, un moine cistercien d’origine liégeoise de grande intelligence, dénonce les idées religieuses d’Abélard par sa lettre Disputacio advercus Petrum Abaelardum. Abélard demande alors à l’Archevêque de Sens, Henri Sanglier, de réunir des théologiens et des évêques afin qu’il puisse se justifier. Bernard de Clairvaux, qui craint beaucoup l’influence de la pensée d’Abélard, le charge avec fougue et une emphase furieuse et lyrique. Il se laisse emporter et qualifie Abélard de nouveau Nestorius, de nouveau Pélage. Il est absolument partial, défendant la doctrine traditionnelle contre les nouveautés introduites par Abélard. La veille de la réunion publique demandée par ce dernier pour défendre son point de vue, Bernard de Clairvaux réunit les évêques en cachette pour spécifier les erreurs qu’il veut que l’on condamne. Et le lendemain, le procès est perdu d’avance pour Abélard, malgré quelques appuis. Abélard comprend qu’il a été piégé et est si surpris qu’il reste sans voix. Il est désormais âgé  fatigué, dans la 62ème année d’une existence plutôt agitée. Et il fait appel à Rome. Où il n’aura pas la force d’arriver, trop malade, et c’est au prieuré de Saint Marcel à Cluny qu’il s’arrête et apprend que le Pape condamne « tous les dogmes impies de Pierre Abélard ».

Lorsqu’il meurt son corps sera réclamé par Héloïse (et dérobé à Saint Marcel) et enterré au Paraclet où elle lui survivra encore 22 ans pour être ensevelie à son côté à sa mort en 1164. C’est en 1817 qu’ils seront tous les deux emmenés au Père-Lachaise.

Le tombeau d'Abélard et Héloïse au Père-Lachaise

Comme bien des histoires d’amour légendaires, on trouve dans celle-ci moins d’amour qu’on n’en cherchait. Héloïse est celle qui aime, se sacrifie et est sacrifiée, tandis qu’Abélard semble plus occupé par sa carrière et ses idées – qui étaient téméraires et sincères – pour finir par éprouver un amour « fraternel » et de loyauté envers l’objet de son ancienne passion charnelle. Son attachement est sincère, plus que son amour ne le fut sans doute. Mais elle est sa dernière et plus fidèle alliée. Jusqu’au bout elle le voit comme le grand homme qu’il fut aussi.

 

                                                     Suzanne DEJAER