AUXERRE TV publie à la faveur de l'été une série de nouvelles et de poésies. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping

 

Club féminin

Une nouvelle de Michel BARDA

 

 

Michel Barda habite Misery et a plusieurs passions dont ses filles  et sa femme Agnès, le golf, le tir qu’il pratique à Clamecy, le théâtre et l’écriture de nouvelles.

 

 

Club féminin

 

Elles étaient toutes arrivées avant moi, s'étaient installées autour de la table en me réservant la meilleure place : fauteuil et eau de Vittel.

Un bonjour plutôt frais m'accueillit comme si je les avais fait attendre plus d'un quart d'heure, alors qu'il était 19h10; bon.

Un petit baiser à chacune, je pose mon sac sur mon siège après avoir mis mon téléphone portable sur son vibreur.

« - Vous voulez toujours que je vous raconte comment et pourquoi est né ce club ?

« - Ouiiiiiii général, suivi de quelques gloussements.

« -Eh bien cela remonte ..., enfin il y a quelques années, quand j'ai pris l'allemand en seconde langue, j'ai pu effectuer un premier séjour dans une famille, en Bavière, puis, l'année suivante, on m'a demandé de venir au pair. Traduction : la première année, j'étais la fille ainée mais la seconde année, dans la même famille, j'étais la bonne, avec deux enfants qui me considéraient bien comme leur nounou, payée par leurs parents, donc corvéable à merci.

Chaque samedi soir, je menais les filles chez leurs grands-parents à 300m de là et j'avais le droit d'aller au cinéma puis de dîner à la brasserie avant de rentrer à 23h30.

La maman des enfants participait à un dîner de femmes et le père recevait ses amis pour regarder un match de foot-ball à la télévision et le commenter en dînant, buvant et fumant pendant 3 heures.

Le petit kilomètre que je parcourais depuis la brasserie me permettait de prendre un peu d'air avant de retrouver la maison que ces messieurs avaient saturée d'odeur de tabac.

Un de ces samedis, indisposée, je rentrai vers 20h et montai dans ma chambre, sans être vue, mais sans me cacher et me couchai.

Le groupe, constitué de 6 à 8 hommes, maintenait un niveau de bruit qui, dans de rares moments, laissait entendre les commentaires pourtant permanents du journaliste TV et, parfois, alternaient les cris d'admiration ou de protestation avec les rires.

Cela ne m'empêcha pas de m'endormir puis de me réveiller, près de 2h plus tard et de prêter l'oreille. Le match était terminé et la TV semblait muette.

Chacun semblait soliloquer à son tour et recevoir des appréciations, parfois des applaudissements, et devait répondre à des questions.

J'entrouvris ma porte et compris que Hans-Peter, mon hôte, interrogeait chacun sur son activité de la semaine, prenait des notes. Il n'était plus question de match à la télé mais de rapports sur leurs activités sexuelles individuelles.

«  - Ah, oui, des hommes ...

«  - en fait ils s'étaient fixé des objectifs de conquêtes, qu'il fussent mariés ou non, et expliquaient où ils en étaient ou pourquoi ils modifiaient leurs plans.

En moins d'une heure, les défis les plus risqués, les plus humiliants pour leurs partenaires féminines, étaient étalés avec franchise, froideur et cynisme ; et chacun y allait de son originalité.

«  - mais tu nous donnes un peu de détails, maintenant ?

«  - oui, oui, j'y arrive : l'un disait qu'il avait conquis la petite fille puis la grand-mère et n'arrivait pas à séduire la mère ; son défi était d'inscrire les trois générations à son tableau de chasse, il envisageait donc de changer de famille et disait qu'à son âge, il lui fallait commencer par la plus jeune.

Un autre s'occupait des femmes de son club, belles ou moches. Elles étaient 80 et il venait de compter sa 10ème conquête et pensait atteindre le chiffre de 20 dans les 12 mois à venir, ce à quoi ses amis semblaient lui reprocher d'avoir un objectif trop modeste.

Un autre, installateur téléphonique, avait accompli son objectif : une femme de son entreprise, puis une cliente, puis une employée de ses fournisseurs.

Un autre encore additionnait les succès auprès de femmes de nationalités différentes et demandait à l'assistance si une yougoslave devenue croate et une autre devenue macédonienne ajoutaient un pays à son total ou pas, ce à quoi on lui répondit que c'était la nationalité, ou l'âge ou la parenté au moment de l'acte qui était pris en considération.

Sur l'écart des âges, Hans-Peter, je reconnaissais sa voix, parlait d'avoir séduit une jeune de 15 ans, quand il en avait 18 et, récemment, une amie âgée de 58 ans ; il calculait ainsi un écart de 43 ans ; mais quelqu'un lui répondit qu'en retournant voir cette même femme dans deux ans, il arriverait à 45 ans et ferait en même temps une bonne action, ce qui fut suivi de longs rires gras de ces messieurs.

Le claquement de la porte principale de la maison bloqua net le thème des conversations qui tournèrent au foot-ball, avec toute l'hypocrisie du monde. Martha venait de rentrer et clôturait de fait les débats spéciaux ; elle s'inquiéta de mon retour et les hommes répondirent négativement. Je bondis dans ma chambre et me recouchais sans fermer complètement la porte que Martha ouvrit quelques secondes plus tard avant d'émettre un souffle signifiant qu'elle était rassurée de me savoir rentrée, sagement.

Comme je n'avais que deux année d'apprentissage de la langue de Goethe, avec, il est vrai, un mois d'immersion totale l'année dernière, je ne comprenais pas toutes les subtilités et le jargon utilisé par ces sexistes acharnés ; la semaine suivante, j'achetai un dictaphone avec mise en route automatique et trois heures d'enregistrement. Je le plaçai derrière une rangée de livres. Le lendemain matin, je pus entendre nos ébats du dîner et de l'après-dîner : jeux de société  et discussions philosophiques.

Samedi après-midi, l'appareil fut placé et mis en route juste avant mon départ. Cet enregistrement fut écouté, à tête reposée et à dictionnaire ouvert à mon retour en France.

«  - et tu as appris du nouveau ?

«  - ... avec des détails plus croustillants ?

«  - en fait surtout des confirmations qui m'ont donné l'idée de fonder mon propre club.

«  - et cela s'est passé comment ?

«  - eh bien j'ai réuni six amies

«  - ... célibataires ?

«  - pas seulement, il y avait une épouse et une divorcée. Je leur avait proposé une soirée entre femmes et, après les présentations formelles, prénom activité et distraction préférées, j'ai à peine orienté le débat sur nos rapports avec les hommes et les lionnes se sont lâchées, très généreusement, sur le sujet. Mais il y avait un groupe de trois et un de deux et j'allais de l'un à l'autre puis j'ai repris la direction en annonçant que je les avais réunies car je souhaitais créer une association, un club féminin.

Sourires muets et grande attention positive. Alors j'ai tout dit comme je viens de vous dire : plaisir, performance, défis, discrétion. PPDD. Le plaisir ultime étant de raconter ses performances.

«  - incitation à la débauche !

«  - ce serait effectivement la base des statuts mais le club n'étant pas enregistré à la préfecture, ces statuts sont donc muets.

«  - et cela a marché ?

«  - tout de suite et cela marche encore puisque nous sommes déjà plus de 50 malgré 3 départs.

« - en 2 ans ? Et quels sont les problèmes ?

«  - en 3 ans. Le problème de discrétion absolue est posé en permanence. Ensuite nous cherchons des solutions pour réunir, une fois par mois 8 à 12 personnes.

«  - et pourquoi pas plus ?

«  - parce que 10 personnes qui parlent 9 minutes, cela fait déjà une heure et demie, comptez commencer avec vingt minutes de retard et consacrer autant à des mises au point basiques, il nous faut 2h30 dans une salle ou un salon absolument fermé, comme ici : pas d'enfants, surtout pas de mari ou de copain, ni de serveur.

«  - comment décidez-vous des défis ?

«  - d'abord qu'est-ce qu'un défi ? C'est un projet personnel, peut-être un fantasme, que l'on présente qui est approuvé par la majorité des présentes. Par exemple, comme pour ces messieurs d'outre-Rhin, une fille projette de séduire, ou d'être séduite par ses deux beaux-frères, histoire de conclure qu'elle a pu se donner à trois frères. Le chiffre 3 est le plus petit que le club reconnaisse ; le mois suivant elle nous raconte où elle en est : premier beau-frère et second en route ou bien fermeture totale du défi car l'un d'eux a formellement refusé, formellement et définitivement. Dans ce cas, elle doit trouver un autre défi comme, habitant au premier étage, de séduire les deux autres voisins du pallier ou ceux des étages du dessus ou du dessous, ou ceux des premiers étages des maisons voisines ou encore elle prévoit de connaître bibliquement deux équipiers de son maris ou, enfin, elle abandonne cet exercice autour de son mari et regarde autour d'elle comment elle peut recréer une chaîne de 3 : anciens condisciples, collaborateurs, fournisseurs, clients, ... les suggestions des autres filles peuvent certainement lui donner des piste ou lui redonner le moral pour qu'elle replonge dans l'immoralité parfaite.

C'est un peu comme le jeu de rami : on possède en main deux valets ou deux rois et un dix ; il faut donc trouver un troisième valet ou roi mais on peut aussi viser une séquence de la même couleur.

«  - et on a le droit de se prêter des relations ?

«  - mais oui. Partant du principe que ces relations se lient entre personnes majeures, et souvent vaccinées, on n'est pas vraiment proprétaire de ses relations donc on peut les indiquer comme cible faible mais la conquête reste à opérer.

Alors ce soir qui est partante ?

«  - heu, eh bien, ...

«  - enfin, non, allez-y ...

« - pour lancer les défis je peux vous dire où j'en suis : je viens de réussir un défi qui devait me faire rencontrer dans plus parfaite intimité trois amants dans la même journée ...

« - waouh !

«  - oui le problème était, bien entendu, pour que le second contact se passe assez tôt et sans cérémonie d'adieu afin de permettre un dernier rendez-vous, toujours discret avant minuit ; j'ai donc échoué deux fois, dont une parce que le rapport ne s'est concrétisé qu'après minuit.

«  - toujours l'oeil sur la montre ?

«  - dans ce cas, oui

«  - et maintenant ?

«  - alors j'essaie les 3 générations mais, au contraire de ces messieurs, je croyais qu'il fallait commencer par le grand-père : c'est fait. Le problème est qu'il me court après comme il habite près de chez son fils ...

alors vous :  qui pense avoir déjà deux cartes en main ?

«  - ??

«  -  deux frères sur trois, deux personnes du même métier ?

«  - ah, moi, je crois que je possède deux cartes comme tu dis : un Belge et un Néerlandais, il me faudrait un Luxembourgeois ?

«  - plus rare, mais ce serait parfait : bénélux !

«  - et j'en connais un à la banque.

«  - alors, défi ?

«  - oui, défi, mais il y a un délai ?

«  - il faut une unité de temps : un mois, un trimestre, un an au maximum.

«  - une semaine ...

«  - oh, oh !

«  - eh bien un mois.

«  - alors nous notons toutes : dans un mois, Sophie, bénélux 3ème carte. A qui le tour ?

«  - heu moi, mais je préférerais voir un peu comment ça se passe.

«  - ah, c'est l'occasion de vous parler de la discrétion et de la cotisation. Cette cotisation reste la meilleure garantie de discrétion réciproque. Dans un mois, nous nous retrouverons avec nos résultats, bons ou mauvais, puis nos commentaires croisés. En adhérant, chaque fille arrive avec sa personnalité et son passé ; elle peut abandonner ses chasses à tout moment, bien entendu mais sa fidélité, je veux dire, au Club, c'est son adhésion, avec cotisation et, croyez-moi, 50 euros par an pour une telle aventure ...

«  - moi j'adhère.

«  - moi aussi, mais pour le défi, ...

«  - tu prends les chèques ?

«  - oui pour les chèques mais si tu peux me l'échanger pour du liquide, je le garde jusqu'à la prochaine fois. Vous y rencontrerez certainement une ou deux filles plus anciennes avec des performances étonnantes. Mais vous verrez comme vous allez apprécier ces réunions. Il faut oser mais on n'a qu'une vie. Une de nos amies a résumé notre Club ainsi : Travail, famille, partie.

Je vous enverrai par mail les dates des prochaines réunions en insistant pour que vous me répondiez si vous êtes disponibles. Bien entendu je vous donnerai le sujet officiel, sans doute géographique, et sur lequel vous aurez le temps de vous informer pour répondre si l'on vous demande autour de vous d'en dire deux mots.   

Bonne soirée et souvenez-vous : nous avons parlé de nos films préférés ce soir.