Au marbre, la Mouette, Boubou, la Classe, Bigot, Pinasse.... et bien d'autres (DR)

 

C'est singulier d'évoquer les années Jean-Moulin quand on vient juste de recevoir ses premiers points retraite.

J'y suis rentré en 1981 pour un remplacement d'été. J'y suis resté quinze ans. Ce n'est plus une pige, c'est une paille.

C'est dans cet immeuble très Berlin est, que nous avions transformé en lieu de vie, que j'ai cramé mes années jeunesse.

Reste avant tout, puisque l'olfactif est le souvenir le plus tenace, cette odeur d'encre venant de la rotative installée dans le corps du bâtiment qui s'ébrouait comme une loco, même l'après-midi, quand s'imprimait le journal l'Hôtellerie.

Que reste-t-il d'autre de Jean-Moulin ? Un laboratoire foutraque, sans aucun doute, avec des personnages aux personnalités fortes.

Pour avoir traversé depuis, d'autres rédactions davantage managées, je peux affirmer que cet univers n'était pas formaté par les chartes graphiques, la pression de l'OJD, des ventes et les lignes éditoriales.

Bref, Jean-Moulin était un joli foutoir où chacun avait sa place. Le soir, après le bouclage, le rapport frontal ouvriers-journalistes éclatait au rythme des bières que nous buvions à l'entresol.

On refaisait le monde et les intersyndicales à pas d'heure et partout, y compris dans un café que l'on avait surnommé chez Pue-la-Pisse (décidément, les odeurs...). Nous avions le sobriquet facile et déroutant.

J'éviterai de parler des journalistes qui ont la capacité et la propension à parler d'eux-même, bien que passer sous silence les personnalités de Mésonès ou de Pierre-Edouard Rota relève de l'injustice.

Je pense aux ouvriers du livre de l'époque, à Boubou, clown triste englouti trop tôt par ses propres excès. Je pense à la Mouette, qui mettait en page tout en sortant une longe litanie de jeux de mots à deux balles.

Je pense à Bigot ("éponges-moi le front, j'ai le Cuter qui chauffe").

Je pense aux aristocrates de la relecture, claquemurés derrière leur verrière, qui m'ont appris les verbes pronominaux et l'absence de capitale au chablis premier cru.

Et je penser au prote, Zizi (Ziegler), inclassable contremaître du soir, excessif, gueulard, bourru, qui implorait auprès de la rédaction "de la copie" en tapant violemment sur la tuyauterie à pneumatiques.

On s'engueulait avec la réserve et la part de mise en scène des employés sachant qu'ils se reverront le lendemain. Et qu'ils devront refaire un journal, ensemble.

Tous ont incarné un univers qui a disparu, celui des claviers, de la relecture, l'univers des ouvriers du livre qui a disparu sous l'assaut de la saisie directe et des maudits correcteurs orthographiques.

A relire en diagonale ces quelques lignes, je me dis que Jean-Moulin, en fait, était déjà mort avant d'être abandonné.

 

Philippe THURU

 

Linotype (DR)