Je ne vais bien entendu pas venir avec une autre statistique démontrant – ô surprise ! - ce que je veux démontrer. Ni une analyse scientifique de la même orientation. Je n’ai pas d’orientation, et ma seule prétention est de souligner que tous… nous n’avons que l’expérience de notre vécu, expérience qui compte mais ne représente qu’une très petite partie de l’ensemble.

 

Philippe Geluck - Le Chat - (D.R.)

 

Imaginez que vous êtes une petite vieille solitaire et devenue craintive parce qu’on vous met en garde contre tout : les démarcheurs, les coups de fil mensongers, les faux formulaires à remplir qui tombent dans votre boîte aux lettres, les pesticides, les virus plus nouveaux que le Beaujolais en saison, les viandes avariées, les voyous en mobylette etc… Et vous vivez encore dans la maison ou le quartier qui vous a vu grandir et qui a tellement changé. Avec tous ces gens bizarres que l’on laisse entrer. Si le quartier s’est paupérisé et fragilisé, bien entendu les nouveaux arrivants sont de revenus modestes. Et si en plus on sait que de la cave du numéro 23, là où on a dû mettre des protections de bois aux fenêtres et où tout est couvert de graffiti, du soupirail cassé de cette cave donc une quinzaine de types sort et s’égaille dans les rues à la nuit tombante…

Votre expérience de ce que vous pensez être de l’immigration (et qui sait ?) est négative, vous inquiète. Et c’est normal. D’autant que bien entendu vous vous souvenez très clairement qu’avant c’était mieux, dans votre jeune temps, on ne volait pas, on n’avait pas peur dans les rues, tout le monde se connaissait etc… Tout le monde sait que nous sommes nés au paradis mais que graduellement… hélas, avec « tout ce qui se passe de nos jours »… de l’Eden à la Géhenne il n’y a eu qu’un pas.

Si par ailleurs vous travaillez dans un centre social, ou organisme d’aide, votre perception est différente. Et même si vous n’êtes pas stupidement fleur bleue pour imaginer que tous ces regards touchants et ces promesses sont signe de candeur et demandent une confiance aveugle, vous êtes appelés à voir des efforts, des besoins, des volontés d’en sortir, des attachements forts aux familles, une perte de tout ou presque qu’on ne compensera qu’en avançant un jour après l’autre.

Le monde a changé, nos rues ne sont plus paisibles comme autrefois la nuit, et l’étaient-elles vraiment ? Jack l’éventreur, Mr Hide… Les mystères de Paris… c’était dans le temps, quand tout était si tranquille… Et il y avait les patrouilles de nuit et des peines de mort ou très sévères, et bien souvent le seul fait d’être connu dans son quartier était une protection, c’était aux passants égarés qu’on s’en prenait. Et oui de toute façon le monde a changé et nous aussi. On nourrit nos peurs sans dosage, c’est une corne d’abondance d’effroyables dangers qu’on déverse dans nos esprits, et l’immigré a bon dos. Que faisons-nous de nos propres enfants qui tournent mal, des gens nés indomptables, ceux qui autrefois étaient des hommes des bois ou des coupe-jarrets, ou des ivrognes, sans parler de nos exhibitionnistes locaux, nos violeurs, nos pauvres « fadas » parfois dangereux ?

Tout ça existe. Existait et existe encore.

Et l’immigration nous a aussi apporté les commerces qui ouvraient le dimanche « parce qu’ils n’étaient pas catholiques et ne devaient pas aller à la messe, eux », les restaurants de toutes saveurs, les tissus et objets aux formes et teintes voluptueuses qui nous séduisent à présent, les musiques, les orchestres de rue qui nous font nous arrêter pour quelques minutes de grâce inattendue  – ah les petits Péruviens enchapeautés et les Rroms et leurs accordéons et violons ! Et les mariages « mixtes » qui nous donnent des enfants et petits-enfants incroyablement beaux et doués, qui passent d’une langue qui nous perd à l’autre que nous possédons, dont nous évoquons fièrement l’origine du papa ou de la maman qui leur a donné les yeux vifs et sombres et les chevelures qui attirent la paume comme le miel attire les abeilles.

Et l’immigration change nos noms de familles, change notre vision de l’artisanat, de l’art. Élargit nos perceptions de comment on vit ailleurs, de quelle sagesse on applique pour vivre, aimer, avoir des enfants dans des scenarii de guerre ou paix qui nous dépassent. Et l’immigration nous fouette le sang, et nous raconte des légendes et nous chante des berceuses qui ont voyagé. Et s’il y a ceux qui vont « y gagner » en venant chez nous (en ayant tout perdu chez eux) il y a ceux qui nous apportent ce qu’ils ont gagné chez eux : un savoir-faire et des diplômes, fruits d’études faites en pensant à un futur qui leur a échappé, et s’arrête chez nous.

Ils "coûtent" nous dit-on. Oui. Et puis ce qu'ils coûtent nous revient, car ils payent des loyers, mangent, envoient leurs enfants à l'école avec de jolis cartables et des mickeys sur leurs sweat-shirts. Et un jour ils nous vendent leur travail, leurs produits, leurs services. Et nous sommes contents d'en bénéficier. Et peu à peu ils paient des impôts, aussi...  Et vient le temps où on les a toujours connu dans cette rue, ou tenant ce magasin, ou leurs enfants ont grandi dans le village, le quartier...

« Il faut raison garder ». Dans toute chose il y a de l’ombre et de la lumière. Et ne voir que l’un ou l’autre est aussi absurde. Mais résister est dérisoire. L’immigration a toujours existé, a toujours subsisté, et nous en sommes les preuves. Aucun de nous n’est aussi 100% quoi que ce soit qu’il le pense et le dit. On est 100% mélange, c’est une certitude.


Suzanne DEJEAR