Une légende raconte que les villageois de Saint-Bris-le-Vineux ont une caractéristique physique particulière : ils auraient des grandes oreilles non pas d’une génétique qui leur serait propre mais parce que leurs parents leur auraient, enfants, tirés l’oreille chaque fois qu’ils commettaient une bêtise. La réprimande s’accompagnait d’une mise en garde : « Si tu continues à faire le pitre, tu seras envoyé en pénitence à Irancy, tu entends ?

Si cette histoire se meurt chez les jeunes générations du dit-lieu, elle est pourtant vivace dans les villages alentours qui ne se privent pas de désigner les Saint-brisiens par la taille de leur esgourde.

A vrai dire, il importe peu de savoir si, encore aujourd’hui, la taille des oreilles des villageois défie une quelconque moyenne nationale. Ce qui est intéressant, c’est ce que cette histoire charrie et si elle a encore quelque chose à nous dire aujourd’hui.
Les saint-brisiens auraient-ils eu par le passé un penchant avéré pour l’impair à tel point que l’histoire retienne d’eux les réprimandes que leur infligeaient leurs parents ? Que dire encore du choix de l’oreille comme signe distinctif - la légende pointerait-elle, déjà, du doigt un manquement du côté de l’écoute ?

Dans un village que médisances et commérages qualifient depuis longtemps de « clanique », deux camps se dessinent. D’un côté celui de « vieux nostalgiques » en mal d’amour pour les vieilles pierres de leur village et les arbres centenaires de son parc champêtre, de l’autre les « serviteurs bienveillants du progrès » qui travaillent à la construction d’un nouveau groupe scolaire dans le parc précédemment cité et qui remplacerait l’école située dans un château du XVII ème siècle au coeur du village. Un projet altruiste et louable a priori, le maintien d’une école au village étant un souci commun. Seulement voilà, les défenseurs du patrimoine voient rouge : on ne piétine pas si vite la piste de danse de leur jeunesse et la faune insoupçonnée qu’abritent les vieux troncs du parc, fût-ce même pour que leurs petits-enfants et arrière petits-enfants aillent y étudier dans un lieu flambant neuf qui promet monts et merveilles.

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Pourquoi tant de colère, de lassitude et à la longue - n’ayons pas peur le lâcher le mot - de haine cristallisée autour de ce projet?

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Cest que ce projet a un coût : d’abord financier d’environ quatre millions d’euros qui, même s’il promet d’être en partie subventionné, risque de paralyser la vie (économique) d’une commune d’environ mille âmes et d’autre part un coût qui dépasse l’aspect pécunier et dont on a jusqu’à présent peu parlé, trop peu parlé sans doute . Un coût immatériel en somme - qui n’intéresse guère des politiques néolibérales qui avancent masquées et n’ont pas le temps dans leur course à l’efficacité de penser le rapport à une quelconque transcendance.

Si la politique intéresse si peu les foules, c’est peut-être parce qu’elle a perdu de vue la noblesse de sa fonction : organiser la vie collective, c’est aussi tisser un fil invisible entre les individus et les choses et pas seulement gérer des questions économiques et budgétaires même si elles sont nécessaires. À l’échelle d’un village, et pour peu que l’on soit une petite poignée à y croire, on peut se faire la promesse de ne pas laisser la logique du chiffre l’emporter, d’oser penser la politique autrement en prenant en compte la puissance des liens humains.

 

Cela fait des décennies que les enfants de maternelle et de primaire, ainsi que les services de la mairie de Saint-Bris-le-Vineux, sont installés dans un château du 17e siècle. Mais, ces locaux ne sont plus adaptés aux normes de sécurité

Ce qui, dans le village, ne passe pas pour un grand nombre, c’est l’acharnement du noyau dur du conseil municipal actuel à réaliser ce projet et à n’avoir envisagé la rénovation du château que pour dire de l’avoir fait au travers d’une unique étude d’architectes quand le nouveau groupe scolaire, lui, a déjà fait l’objet de plus de … 26 études.

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Face à leur volonté de bien faire que nous ne leur ôtons pas, on est en droit de se poser certaines questions que les défenseurs du groupe scolaire ne semblent pas s’être posées.

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À l’image de nombreuses villes de provinces dont le centre a peu à peu été déserté au profit de la construction de centres commerciaux périphériques, les villages ne se laisseraient-ils pas gagner par la logique de l’étalement urbain? Ce mimétisme des villages sur les villes est-il souhaitable? La menace qu’on sent planer sur le village est celle d’un économisme contraire à la vocation de l’esprit des campagnes, esprit qu’on n’ oserait prétendre définir ici mais qui inviterait plutôt les campagnes à persévérer dans ce qu’elles sont, en osant innover et en faisant des pas de côtés pour éviter leur déclin, sans chercher à être ce qu’elles ne sont pas.

On ne s’attellera pas non plus ici à définir le « bon sens » - on risquerait de lui demander plus qu’il ne peut nous livrer - en revanche on tombe assez vite d’accord pour reconnaître qu’il fait défaut quand on essaie de nous faire croire qu’un projet soutenu par la folie des grandeurs de certains élus qui espèrent sans doute laisser une trace de leur passage est un progrès pour la collectivité. Les exécutants de la politique sont hélas pour beaucoup devenus sans le savoir comme les ouvriers d’une usine où l’on travaille à la chaîne, en manque de vision, l’imagination inhibée par le sens du chiffre. Comme le constate douloureusement la philosophe Simone Weil lors de son expérience en usine « il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ».

À préférer ce que le discours politique dominant « propose » insidieusement, ne risque t-on pas de faire le choix du mieux, voire du plus en vogue, au détriment du bien en omettant que le mieux est parfois l’ennemi du bien ?

Clin d’oeil malicieux à la légende des grandes oreilles, la démesure de certains projets serait-elle une reviviscence de ce supposé « goût pour l’impair » chevillé au corps des villageois ?

Nous ne sommes pas anti-modernes mais nous invitons à la méfiance face au mensonge du progrès.

 
L'association "Saint-Bris patrimoine" refuse qu'on abatte des arbres centenaires pour construire une nouvelle école à Saint-Bris-le-Vineux

 

C’est bien d’un coût aussi immatériel dont il est question ici et qui risque pourtant de nous coûter cher : si le voeu de maintenir l’école au village est partagé par tous, il semble délicat de construire un complexe scolaire à proximité du centre-bourg et de revitaliser le coeur du village dans le même temps. Reconfigurer le village en déplaçant l’ école, c’est sans doute prendre le risque d’accentuer des clivages déjà présents, de scinder le bourg pour de bon, de se mettre à dos un grand nombre d’habitants qui ne souhaitent pas voir l’école quitter le château, lieu symbolique pour beaucoup.

Si les symboles n’intéressent guère la plupart des exécutants de la politique, ils sont pourtant une source inépuisable de partage d’un récit commun, dans laquelle chaque génération peut aller puiser à sa guise. Que le château demeure un bien commun, pourquoi pas le lieu d’accueil de l’école si les rénovations y sont possibles, c’est la meilleure façon de dire notre fidélité, sans pourtant devenir obséquieux, à un patrimoine qui nous est cher.

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Avoir dans un village un récit commun auquel on peut s’identifier pour se construire et vivre ensemble, aller à l’école dans un lieu symbolique, témoin vigoureux d’une histoire singulière, est par exemple une façon de rendre ce type de récit vivace. ______________________________________________________________________________________________________

 

C’est là que les conservateurs font entendre leur voix pour dire : «tâchons de préserver ce récit ». La perte d’un récit commun peut être doublement tragique : on finit d’abord par perdre de vue nos dénominateurs communs, par ne plus voir ce qui nous lie, l’autre nous apparaît plus étranger que familier. Enfin, les conservateurs sentant leur héritage chéri menacé cèdent au conservatisme : parce qu’il n’est pas assez mis en valeur à leur yeux, ils idéalisent le récit commun - sacralisé - on n’ ose même plus toucher à ses reliques, il devient lettre morte : photos jaunies au fond d’un vieil album de famille, masque de mélancolie sur les visages de ceux qui ne font pas son deuil.

Pour préserver ce récit qui tisse un fil invisible mais indispensable entre tous, il dépend de nous de permettre aux villageois, dès leur plus jeune âge, de se saisir de cet héritage, qu’ils puissent le « voler » sous les yeux de leurs parents et enseignants sans même que ceux-ci ne s’en rendent compte. Qu’ils puissent le voler et le garder près de leur coeur comme un bouclier, pour, peut-être, avoir un jour un coeur solide.

 

En 2016, la municipalité a lancé un projet pour construire un nouveau bâtiment, qui accueillera l’école et les services municipaux. Le futur complexe sera édifié dans un parc champêtre situé à la sortie de ce village d’un millier d’habitants.

Ne le négligeons pas, le château est déjà en lui-même un outil pédagogique extraordinaire. Quel sort sera le sien si toutefois il n’accueillait plus l’école du village? Hôtel de luxe, logements particuliers, bibliothèque digne de celle d’un campus universitaire? Les propositions, outre leur démesure, se font rares et demeurent floues.

Et justement faut-il s’inquiéter de ce flou? Si aucune solution viable n’est trouvée pour le château et si les finances font défaut, doit-on craindre une location à un entrepreneur privé, voire à plus long terme un rachat possible par un particulier : un riche propriétaire terrien du village ou d’ailleurs ayant des velléités de châtelain, héros tragico-comique des temps modernes et des plateaux télévisés sauvant un patrimoine laissé en désuétude ?

Quand on sait que Saint-Bris avait jadis son propre seigneur, on est en droit de se demander si la municipalité et ses adjuvants - devraient-on dire ses cavaliers ? - ne sont pas mus à leur su ou à leur insu par des logiques néoféodales qu’ils se permettent dans un délire de la raison d’affubler du nom de progrès.

Quand la régression est maquillée en progrès, prenons le temps de nous interroger sur le sens de l’histoire et de ses répétitions.

La légende des grandes oreilles n’a, semble-t-il, pas dit son dernier mot.

                                   Marie BÄHR

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(*) Marie Bähr, est enseignante en philosophie à Paris et Candidate aux élections municipales, de mars 2020, sur la liste d'Olivier Félix à Saint-Bris-le-Vineux

 

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