Le déjeuner de Pâques en Bresse Bourguignonne

L’oncle Victor est une légende familiale. Ce n’est pas mon oncle d’ailleurs, mais mon grand oncle. Plus vieux que mon grand-père de quelques années, il avait, comme lui, la moustache en croc, le verbe haut, la tête près du bonnet et de solides convictions républicaines. Un seul point les différenciait: si le cadet avait le vin gai, le plus vieux l’avait triste, solennel et patriotique. C’est pourquoi, à la fin des repas de famille, quand chacun chantait la sienne, mon aïeul entonnait « Le trou d’mon quai », et mon oncle trémolotisait « Le violon brisé » (Ils ont cassé mon vi-o-lonnn, parceeeeuuu que j’ai l’âme française…) On lui pardonnait ce léger défaut, en faveur de ses talents culinaires qui étaient grands et dont il faisait profiter avec générosité ses parents et amis.

A cette époque lointaine et à la notable exception de la morue et du hareng saur, tous deux synonymes des privations qu’imposaient le Carême ou la simple dèche, le poisson de mer était ignoré des habitants de la vallée de la Saône. En compensation, la pollution au pyralène leur était inconnue (1). Ils consommaient donc allègrement carpes, anguilles, tanches, brochets, gardons, perches, truites et même la mythique lotte de rivière.

Les poissonniers conservaient ces poissons dans leurs viviers. Ils les en tiraient selon les besoins de la clientèle. C’est ainsi qu’en toutes saisons, les amateurs pouvaient trouver les ablettes et les gardonneaux de leurs fritures, les tanches de leurs matelotes ou, les anguilles, perches, carpes, brochets de leur pochouse laquelle est au Bressan ce que la bouillabaisse est au Marseillais. Il y avait aussi des truites, prises près des sources de la Loue et de la Seille quand, sortant du Revermont, elles ne sont plus torrents et pas encore rivières.

Mon oncle Victor assaisonnait ces salmonidés selon une recette, que je peux bien dire de bonne femme, puisqu’elle m’a été transmise par ma grand-mère en même temps que son livre de cuisine et sa lampe à pétrole. C’est un plat tout de fraîcheur et qui ne supporte pas la médiocrité. Pour atteindre son idéal, il faut des truites tout juste tirées de l’eau, des légumes dont la sève est encore frémissante, un vin blanc à la fois sec et parfumé (le Montagny fait très bien l’affaire) et du beurre sans reproche. L’urbanisation ayant fait les progrès que l’on sait, tout cela est difficile, mais pas impossible, à réunir. Il existe encore, dieu merci, des poissonniers, des maraîchers et des crémiers qui savent leur métier.

Nous sommes au matin du dimanche de Pâques, les cloches, revenues dans la nuit, vous informent qu’il est temps de vous mettre à l’ouvrage. Devant vous, entassées sur le journal d’avant-hier, trois bottes de légumes nouveaux, carottes, navets et oignons. Prélevez sur chacune la quantité nécessaire à raison de deux carottes, d’un navet et d’un oignon pour deux truites. Pour les maniaques de la précision, disons que le poids des navets devra être légèrement inférieur à celui des carottes. Epluchez ! Merveilleux moment où l’on sent l’odeur de la terre se mêler au parfum qui s’exhale des légumes. Taillez ensuite carottes et navets en bâtonnets à la dimension d’un quart d’allumette de la SEITA et hachez, pas trop menu, votre oignon. Vous versez quelques larmes ? Tant mieux, voilà une bonne excuse pour descendre à la cave chercher le Montagny, le déboucher et en vérifier la qualité en compagnie de l’élu(e) de votre cœur. N’oubliez surtout pas, ensuite, de remettre le bouchon ou, mieux, de coiffer la bouteille d’un de ces appareils, en vente chez tous les bons cavistes, qui garantissent le vin contre l’oxydation. Mettez ensuite un bon gros morceau de beurre dans une casserole à fond épais. Faites le fondre à feu doux. Quand il commence à jaser, jetez-y vos légumes. Couvrez et laissez les marmonner, le temps pour l’oignon de devenir translucide et pour les racines de s’assouplir sans sombrer dans la mollesse. Quand ce point est atteint, mouillez de deux bons verres de vin, salez et poivrez légèrement puis bénissez le tout d’une larme du Marc de Bourgogne qu’un ami fidèle vous amène, chaque fin d’automne, dans une bouteille dépourvue d’étiquette. Que tout cela bouillotte une vingtaine de minutes le temps pour l’alcool de s’évaporer et pour les saveurs de se fondre.

Pendant ce temps, préparez les truites. C’est très facile, il suffit de les vider, de couper les nageoires et de pratiquer une incision le long de l’arête. Allongez les ensuite dans une cocotte ou un plat amplement beurré. Mettez les au frais mais surtout pas au réfrigérateur. Quant à la casserole de légumes, une fois le temps réglementaire atteint, retirez la du feu et laissez reposer en attendant la suite qui n’aura lieu qu’une ou deux heures plus tard.

Vous êtes à table. Les convives reprennent une lichette de jambon persillé ou se revigorent les papilles en croquant quelques-uns des printaniers radis roses dont vous avez eu soin de garnir quelques raviers. Esquivez vous discrètement pour retrouver votre cuisine. Les truites vous y attendent sagement rangées dans leur cocotte. Arrosez les du contenu de la casserole de légumes, ajoutez un peu de persil haché du matin et mettez sur un feu vif. Dès que la sauce commence à bouillir, baisser la flamme autant qu’il est possible et finir la cuisson très doucement pendant, au plus, dix minutes.

Au bout de ce temps, les truites sont à point. Ni crue, ni cotonneuse, leur chair est restée ferme. Tout juste caressée par les arômes des légumes et du vin, elle a gardé le goût de ce qu’elle est. Disposez les, sur le grand plat oval et légèrement creux, ramené d’anciennes vacances du côté de Quimper. Vous aurez pris soin, bien sur, de le réchauffer. Vous voici arrivé(e) à l’instant critique. A ce stade, le jus de cuisson est réduit de moitié. Il faut le faire bouillir et y ajouter un peu moins d’une demi-livre de beurre découpée en petits morceaux, sans jamais cesser de fouetter très vivement. Quand tout le beurre est absorbé et dès que se manifeste le premier signe de bouillonnement, vous pourrez napper les poissons d’une sauce brillante, onctueuse et parfumée. Il ne reste plus qu’à servir. Les verres sont emplis d’un Chablis de bonne venue. Chacun à son tour reçoit la truite qui lui est destinée. La même flatteuse rumeur que celle qui, tout à l’heure, a accueilli le jambon se fait entendre. On respire, on flaire, on hume et, pour finir, on déguste. Du regard, vous faites le tour de la table. Celui-ci vous adresse une moue approbatrice, celle-ci traque, au fond de son assiette, la moindre parcelle de sauce, l’un fait « Ah ! » et l’autre « Oh ! ». Cet autre encore, d’une inclinaison de tête, salue votre réussite. Vous seriez bien près de succomber au péché d’orgueil si vous n’aviez conscience qu’il aurait suffi d’un rien pour que, de triomphale, votre sauce eut été pitoyable (2). Vous vous contentez donc de sourire avec modestie et, pendant que votre ami Jean, entreprend la narration de sa dernière expédition à la poursuite des saumons pyrénéens, vous avez, pour mon oncle Victor, une pensée émue et reconnaissante. Où qu’il se trouve dans l’au-delà, je suis sûr que vous lui faites grand plaisir. D’ailleurs, n’entendez-vous pas ? Quelqu’un fredonne à votre oreille: « Ils ont casséééé mon vi-o-lonnnn parrrrce que j’aaiii l’ammmeeeeeuuuu françaaaiiizzze… » Il a l’accent bourguignon et ses r roulent comme des tonneaux.

Chambolle

  1. Mais on mourait fort bien de la typhoïde ou de la poliomyélite.

  2. La théorie de cette émulsion est simple, sa pratique beaucoup plus incertaine. Je l’ai souvent ratée Cela ne change guère son goût. En revanche, l’aspect est peu engageant.