Je sais bien comment cela va finir. Je ne suis pas si bête, je me souviens du dernier jour de Star. J’étais alors chiot folâtre, qu’intriguait l’apathie de la vieille siamoise roulée en boule dans un coin du salon. Clouée des pattes arrière, un œil blanc, elle regardait sans entrain mes pitreries de terrier écossais fraîchement introduit dans la maison comme pour y prendre le relais de la gaieté après elle. Le maître lui avait encore tendu un de ces petits gras de jambon dont elle raffolait. Elle l’avait saisi du bout des dents, pour faire plaisir. Puis le maître avait enlevé Star doucement dans ses bras, était sorti l’emportant et on ne l’avait plus revue. La splendeur suprême des maîtres, c’est ce pouvoir de donner la mort douce sans crime. Ils délivrent nos jours douloureux, rangent le corps dans un sac qu’ils enterrent au fond du jardin, et le gazon bientôt repousse sur notre oubli avec les jeux de ballon, les courses d’enfants, les ébats de nos successeurs.Je sais que le maître va venir encore une fois se pencher vers le panier où mon épuisement s’expose. Il tentera une dernière fois le pouvoir de ses caresses : celle du bout des doigts derrière les oreilles et sous le cou, qui me faisait déglutir ridiculement ; de la paume sur le dos ou le ventre, à m’électriser jusqu’au dernier poil. Il me prendra peut-être la tête entre ses mains, plantant son regard dans mes yeux affolés, comme aux moments de sa mélancolie, approchant son visage jusqu’à toucher de son nez ma truffe humide, et je ne trouvais rien de mieux qu’un grand coup de langue pour desserrer l’étau de sa tendresse ; alors il faisait mine de se fâcher, me saisissait sous les pattes avant et me faisait tournoyer à bout de bras dans les rires des enfants et les alarmes de la maîtresse. Il va venir et peut-être en me caressant parlera. Ce fabuleux bourdon de la parole des hommes, cette musique si modulée qui nous plie à tous leurs désirs, il me la glissera dans l’oreille une dernière fois, j’y reconnaîtrai des sons familiers, d’autres étranges, et le ton de velours penaud qu’il prenait quelquefois en été en me laissant au chenil. Et moi je n’avais rien d’autre à offrir que mon oreille dressée, ma queue frémissante, mon œil tendu, et le registre mineur de la plainte.

J’aimerais tant qu’on se quitte cette fois sur une bonne impression. Qu’après tout ce qu’il a fait pour mon bonheur, je puisse au moins articuler deux ou trois de ces sons magiques qu’il fait flotter dans l’air comme des parfums de campagnes lumineuses. Qu’il soit un peu fier de moi, qu’il pense « Tiens, je n’ai pas passé tout ce temps avec une bête, ma tendresse était bien adressée ». Mais je suis trop épuisé pour le moindre effort. Il suffira que j’abandonne ma patte dans sa main, il comprendra. Il comprendra que je lui rends grâce infinie de sa parole, de ses caresses, de ses soins : de m’avoir jugé digne d’un si long compagnonnage. Il comprendra que je lui pardonne ses folles colères, ses brusques indifférences, ses injustices, jusqu’à l’humiliation de me nouer un chiffon sur la tête pour divertir une compagnie.Ma patte dans sa main, ça voudra dire : « Fais comme tu penses. Moi je sens bien que je suis à bout. Je préférerais ne pas avoir trop mal longtemps. Fais pour le mieux. » Alors il se penchera, me prendra avec précaution, sans appuyer sur le ventre. Les enfants ne seront pas là ; la maîtresse s’enfermera dans la cuisine. Lui m’emportera joue contre joue, sûrement  dans cette maison où le terrible homme en blanc nous manipule. Après ? Après, sans doute, il n’y aura plus de matin. Si c’est possible. Si un être vivant, homme ou bête, peut concevoir cette chose : une  nuit sans matin.

Arion