C’était dans les premiers jours de mai 1945. Mon père était alors un jeune homme aux joues rondes et jambes souples, si cajolé par ses parents que le monde lui appartenait. Lors d’entrainements on l’avait jugé « bon tireur au fusil mitrailleur », ce qu’il ne s’explique toujours pas vraiment, mais lui valut alors d’être mis au commandement de deux chenillettes au 6ème bataillon de fusiliers belges.

 

Et les routes étaient sales, lourdes de la peur, de la mort, des saccages, de la morsure des tanks et chenillettes, des bombardements… Et ils allaient à Leipzig où, parce qu’ils avaient mis leurs lunettes pour se protéger de la poussière mais les avaient enlevées pour l’entrée dans la ville, ils firent leur apparition tels des singes à lunettes, selon son expression. Et des singes à lunettes surpris, car à toutes les fenêtres, tous les balcons, pendaient des draps blancs. Une demande de paix touchante et unanime. Ne tirez plus, ne tirez plus, nous ne tirerons pas. Les draps de lits d’amour, de lits d’enfants, de lits de vieillards fatigués, les draps reprisés, neufs, gardés pour une occasion, usés, troués, brodés main, tous les draps de Leipzig clamaient leur envie de paix devant les singes à lunettes qui arrivaient avec on ne savait trop quelles intentions et manières.

 

 

Puis ils arrivèrent devant un magnifique et grand hôtel, un de ces hôtels à l’architecture ronde et bourgeoise avec une entrée impressionante, des escaliers de marbre pour laisser courir des jeunes filles en robe de bal, un tapis rouge impeccable. Les hommes de mon père étaient principalement des fermiers ou des ouvriers métallurgistes qui jamais n’avaient même posé leurs semelles dans un tel lieu, et en étaient muets de timidité. En haut de l’escalier, un maître d’hôtel vêtu comme un majordome de la cour, ni servile ni hautain, impossible à lire, et des serveurs armés de plateaux d’argent sur lesquels tintaient des verres délicats, que l’on présenta avec calme et faste aux hommes de plus en plus ahuris. Jamais ils n’avaient bu dans un tel décor, et surtout, jamais ils ne se seraient attendus à cet accueil étrange. Et l’atmosphère onirique du moment fit que personne n’exigea de boire davantage, personne ne se fit remarquer, personne ne vola de bouteilles ni ne songea à éléver la moindre voix de vainqueur.

Ce n’est que bien plus tard que mon père a réalisé que, devant la menace de voir l’hôtel saccagé et les alcools dérobés et bus par de jeunes soudards, le maître d’hôtel avait choisi de tenter sa chance en les recevant de cette manière grandiose. Et il avait gagné.

Peu après les hommes reçurent l’ordre de s’en aller car la ville allait être livrée aux soviétiques. Sur les sièges de leurs véhicules, des mains avaient dit merci en déposant quelques fleurs mais surtout des branches, faute de fleurs en suffisance…

                                                                                                     Suzanne DEJAER

Lien vers une vidéo sur la libération de Leipzig