« Je suis né et j’ai passé mes quatorze premières années dans un pays du centre de la France, où ma famille était établie depuis des siècles. Ma race est exclusivement française et catholique sans aucun alliage étranger. Et le milieu d’enfance dans lequel j’ai été scellé jusqu’à mon arrivée à Paris, vers 1880, était d’une vieille province nivernaise, qui ne laissait filtrer aucun élément du dehors ».

 

Il est donc né de cette race de gens indéracinables,  de ces gens qui prennent joie dans le fait que la vie ne change pas, que les choses restent à leur place, rassurantes et immuables.  On connaît l’origine de ceux que l’on fréquente, et de leurs parents, de leurs ancêtres, dont les destins et les gènes se sont tous un jour entrecroisés. On a tous la même culture de base, que ce soit celle de la table ou de la cave, ou de la religion, des dictons, des traditions.

 

Son grand-père maternel – Edme Courot - était d’Auxerre, le descendant d’une longue lignée de marteleurs et maîtres des forges. Il devint notaire à Clamecy et épousa une jeune fille d’Avallon avec laquelle il eut trois enfants. Le premier fut Antoinette-Marie et sera la mère de Romain Rolland. Du côté paternel, le grand-père était né à Montceaux-le-Comte et avait repris l’étude notariale de son futur beau-père à Brèves.

 

 Le moulin du Batardeau à Auxerre

Ce lignage bourgeois aisés et paysan, il s’en servira et lui rendra ses visages et sa pétulance dans le récit Colas Breugnon en 1919…

 

C’est à Clamecy que Romain Rolland passa ses premières années, entre ses parents et son grand-père Edme dont la frêle petite épouse était morte à 56 ans à peine. Ils ont une servante, une jeune imprudente qui veut s’amuser et oublier pour un peu l’enfant blond aux yeux clairs dont elle a la charge. C’est le carnaval, on danse au village. Un amoureux – ou deux ? – l’y attend. Toute à sa joie, elle oublie le jeune Romain sur le balcon enneigé. Toute sa vie il gardera des bronches capricieuses et le sentiment d’être maladif. Sa mère est une jeune femme que le bonheur habille de rires et sourires. Qui sont brutalement ensevelis à la mort brutale de la petite sœur de trois ans, atteinte d’une angine. La mère ne se remettra jamais et ne retrouvera pas la joie, pas même quand une autre petite fille lui naîtra. Romain Rolland se souviendra longtemps des visites à la petite tombe froide au cimetière de Clamecy où les cyprès gémissaient sous le vent noir.

 

Un sentiment de terrible fragilité, d’inévitable mortalité grandit en lui, faisant de lui un enfant grave et timide, en proie à des peurs soudaines. C’est la rêverie qui lui prend la main et caresse son front, lui baise les joues. Il aime regarder glisser les bateaux sur le canal du Nivernais, tirés par ces hommes vigoureux, ployés en avant sur le chemin de halage, comme perdus dans leur lente marche régulière et le clapotis de l’eau qui donne de langoureux mouvements ondoyants aux longues herbes de la rive. Il y a les nuages aussi, aux formes se métamorphosant lentement sous le souffle du vent dans l’azur. Les bruits de la vie du village, les voix qui accompagnent le travail en chansons ou en cris. Et puis il découvre la lecture et la musique, deux complices souveraines qui mettent sons et lumières dans sa vie intérieure qui s’amplifie.  Il se met à écrire avec des amis, et se lance dans les vers – « Ode au printemps » - à l’âge de huit ans, pour l’anniversaire de sa mère qui l’a aussi encouragé au piano, lui faisant découvrir une ouverture de plus vers un monde d’harmonie idéal. Il aime les grands compositeurs allemands … « amours, douleurs, désirs, caprices de Beethoven et Mozart, vous êtes devenus ma chair, vous êtes miens, vous êtes moi ».

 

Cette enfance bourguignonne heureuse mais cependant marquée par l’effroi de la mort et de la maladie puis illuminée par cette immersion émerveillée dans le monde des idéaux, des penseurs, des héros l’emportera vers une vie aux multiples couleurs, lui fera rencontrer et apprécier – parfois uniquement par la voie épistolaire - les plus grands esprits de son temps :

Paul Claudel, Charles Péguy, André Suarès encore aux études. Léon Tolstoi, qui lui écrira une lettre de 38 pages. Stefan Zweig, Sigmund Freud, Herman Hesse, Richard Strauss, Gorki, Staline, Gandhi, Tagore, Schweitzer, Duhamel …

 

Il découvrira les arômes et chants de bien d’autres contrées encore, suivant son travail, ses rencontres, sa recherche pour un monde équitable et sans haine…

 

Il reviendra aux racines en 1937, à Vézelay, fuyant la Suisse qui se teinte d’hitlérisme, pour y connaître l’occupation en 1940. C’est en silence et solitude qu’il y continue ses études musicales, termine ses mémoires, et écrit Péguy. Il se prépare au vrai silence en confiant au papier le résultat de cette existence d’infinies découvertes, rencontres, idées, de cette impossible quête d’une vraie communion entre les hommes.  Il se prépare à fermer la boucle de cette énorme vie désintéressée que fut la sienne, cette passion solide qu’il a halée, le corps ployé vers l’avant, unissant sa force à celle du flux des idées, tout comme dans son enfance on halait les bateaux sur son bien-aimé canal du Nivernais.

 

 

Non, décidément, ce n'est pas nous qui avons fait le monde. Autrement, nous aurions commencé par nous faire mieux nous-mêmes.  Bien ou mal, c'est ainsi... (extrait d'une lettre du 20 juin 1916 envoyé par Romain Rolland à sa mère de l'hôtel Bellevue et du parc Thun)

                                                                                                                         Suzanne DEJAER

 

Romain Rolland (janvier 1866, décembre 1944)

 

Vidéo sur ses funérailles ici.