1890. Les chutes du Niagara rugissent  et vaporisent un voile de brume depuis des siècles. De petites villes avaient jailli le long de ses rives, de plus en plus prospères et bourdonnantes. On s’y mariait, y enfantait, achetait, construisait, meublait ses maisons, cultivait ses jardins…. On y parlait d’avenir. Un peu du passé aussi sans doute.

William T. Love était un homme enthousiaste et charismatique, avec une vision optimiste qui lui fit imaginer la création d’un canal de 11 km destiné à alimenter la région en électricité hydraulique.  Hélàs la dépression économique de 1893 dissuada les investisseurs de se risquer d’avantage, et le projet tel quel fut abandonné. Love changea donc ses plans et décida de créer un passage de transports maritimes jusqu’au-delà des chutes, allant jusqu’au lac Ontario. Il imaginait une Cité modèle,  avec des parcs et des maisons le long du lac. Une métropole utopique. Il commença à creuser le canal, arracha les arbres et la végétation, éventra le sol, construisit quelques maisons et rues, et les fonds furent rapidement épuisés. Son canal de rêve se réduisit à 1,6 km de long, 15 mètres de large et de 3 à 12 mètres de profondeur.

Avec le temps ce morceau de canal se remplit d’eau, faisant enfin des heureux :  les enfants s’y baignaient l’été et y patinaient l’hiver.  On y pique-niquait le dimanche. On voyait se refléter dans ses eaux trop tranquilles les nuages et les vols d’oies du Canada.

En 1920 la ville de Niagara Falls l’utilisa comme décharge. Puis en 1940 ce fut l’armée qui y oublia les déchets de l’effort de guerre. Le rêve d’un riant canal aux rives herbues et aux eaux claires agitées par le passage de bateaux salués par les enfants de la cité modèle avait fait place à une fosse diabolique où grouillaient toutes les hontes du monde moderne. Et l’estocade vint avec l’autorisation accordée en 1942 à la Hooker Electrochemical Company de compléter l’œuvre de destruction en y installant sa décharge personnelle. On draina le canal et jusqu’en 1953 la Hooker Electrochemical Company y abandonna 21.000 tonnes de déchets alcalins, des parfums, des solvants, des teintures, pesticides, hydro carbones au chlore…  On ignorait tout, alors, des dangers d’une telle pratique et la compagnie chimique donnait du travail et des certitudes d’avenir aux résidents. Seul le docteur Robert Mobbs, qui avait étudié la relation entre le cancer et les insecticides, éleva sans succès la voix pour avertir des conséquences possibles.  Après 1953 on referma le ventre monstrueux et il fut recouvert de terre. La végétation, désireuse de reprendre son territoire, se remit à pousser et ensevelit le souvenir et les consciences.

Pendant ce temps-là, la ville de Niagara Falls avait fait un joyeux bond vers la prospérité et était passée à 85.000 habitants. Le School District avait un urgent besoin d’un terrain pour construire de nouvelles écoles, et chercha à racheter le terrain – le canal et 21 mètres de rive de chaque côté – à la Hooker Electrochemical Company, qui refusa en invoquant les dangers toxiques. On fit donc pression sur la compagnie : on la menaça d’expropriation. Pour la somme d’un dollar, la compagnie accepta donc de vendre ce terrain maudit en stipulant cependant dans l’acte de vente 17 lignes par lesquelles elle expliquait les dangers liés à la construction sur le site.

En janvier 1954 pourtant on commença la construction d’une école, l’école de la 99ème rue. L’architecte responsable signala au comité de l’éducation que construire à cet endroit était déconseillé d’autant que les ouvriers avaient mis à jour deux containers de déchets qui pourraient endommager les fondations de l’école avec le temps.  On déplaça donc légèrement le site de l’école et de son terrain de jeux. Dès 1955, 400 enfants se rendaient à cette école dans les rires et chamailleries, prenant le chemin de l’instruction qui devait les mener à un futur sans surprises.

La même année,  une partie du terrain s’effondra, exposant des containeurs de produits toxiques qui, lors des pluies, se remplissaient d’eau où les enfants aimaient jouer… En 1958 on ouvrit une seconde école sur cette terre qui n’attendait que son moment, dans la 93ème rue.

La ville était en expansion, la jeune génération s’instruisait. L’horreur était aux aguets.

Le School District revendit une partie du terrain qu’elle n’utilisait pas. Avec des projets d’avenirs et de familles, on se mit à construire des maisons, de façon privée ou sous le patronage de la ville qui installa des égouts destinés à des logements pour revenus modestes, et des appartements. En creusant pour les égouts on brisa les parois du canal. Lors des pluies, les déchets toxiques se répandirent dans le sol, s’échappant du canal et s’égayant plus loin dans une course de mort lente. La construction d’une autoroute retint les eaux de se déverser dans le Niagara et après l’hiver très humide de 1962, le canal fut saturé d’eau.

Des flaques d’un étrange aspect huileux commencèrent à apparaître dans les jardins. Des odeurs pestilentielles rôdaient dans l’air. Dans certaines zones rien ne poussait bien et la végétation mourait. Le sol des caves des maisons était recouvert d’une substance noire et épaisse. Du phosphore remontait à la surface et les enfants ramenaient des brûlures dues aux agents toxiques du terrain de jeu de l’école.

Un mémorable blizzard et des pluies torrentielles en 1976 libérèrent encore plus de déchets chimiques.  Alertés, deux journalistes du Niagara Falls Gazette firent une enquête, pendant que des privés faisaient la leur. Un an plus tard Michael Brown, un autre reporter,  fit un simple porte à porte, comprenant avec horreur l’étendue d’un problème que chacun croyait encore isolé. Il y avait un déconcertant taux de bébés malformés :  de trop gros pieds, têtes, bras et mains. Beaucoup de fausses couches aussi.  Retardations mentales. Epilepsie, asthme, problèmes urinaires, leucémies.  Dans une seule famille de 4 enfants une fillette était née sourde avec un bec de lièvre, une rangée de dents en trop et une légère retardation mentale, et un garçon avait un œil déficient. Une étude révéla que 56% des enfants nés entre 1974 et 1978 avaient au moins une malformation en naissant. Michael Brown encouragea alors les familles à se regrouper et protester. Ce qu’elles firent avec tant de vigueur - menées entre autre par  deux mères de famille, Karen Schroeder et Lois Gibbs dont les enfants étaient contaminés – que les choses enfin montèrent à la surface tout comme les émanations toxiques. La société Hooker Chemical et certains membres du gouvernement firent obstinément la sourde oreille, et il fut déclaré que rien ne prouvait la responsabilité de la compagnie, puisque les résidents ne pouvaient pas affirmer que ce qui les rendait malade était produit par ses déchets.  Heureusement d’autres établirent la forte toxicité des lieux et le dollar symbolique demandé lors de la vente du terrain apparut alors comme un geste suspect.

Le responsable des services de la Santé pour l’Etat de New York reconnut le danger, conseilla aux résidents – qui étaient, naturellement, dans l’impossibilité de vendre leur bien ! – de ne pas utiliser leurs caves, de ne pas manger les légumes et fruits de leurs jardins et aux femmes enceintes et enfants de moins de deux ans de quitter leur maison.

Le maire de la ville continua de clamer que tout allait bien, soutenu par les politiciens locaux. Et pourtant les deux écoles furent fermées et démolies, avec le refus  du Board of Education et de la compagnie Hooker de reconnaître leur responsabilité.

L’association des propriétaires ne se laissa pas museler. En 1978 on parlait de Love canal partout dans les Etats-Unis, et le président Jimmy Carter déclara l’état d’urgence sanitaire fédérale  le 7 août de cette année, demandant des fonds pour y faire face. Il fit construire des tranchées pour diriger les déchets vers les égouts.  800 familles furent déplacées et leurs maisons remboursées. La compagnie chimique, devenue entretemps Occidental Petroleum, fut condamnée à payer $129 millions en restitution.

Le rêve de ce rêveur de William T. Love n’a pas été emporté dans le jet  rugissant et infini des chutes. Il est passé dans les chairs et esprits de ceux qui un jour ont regardé pousser leur maison sur leur terrain, souriant à l’idée du bonheur qui les attendait. Les enfants nés à Love canal ont la quarantaine ou la petite cinquantaine. Ceux qui ont survécu.

 

                                                                                 Suzanne DEJAER