« Sur le vallon régnait encore un épais brouillard ça et là par les cimes des arbres. Au-dessus
apparaissait la ville comme une pyramide resplendissante de lumière. »

Prosper Mérimée


 

 

 

DU SEPTENTRION…

 

 




L'approche, certes la plus distante mais peut-être, en ce sens là, la plus forte, se fait par le Nord, à Voutenay, d'où l'on découvre l'horizontale rectiligne des sombres plateaux bourguignons, entaillée par la large vallée en V, fruit de l'érosion glaciaire. La vue de Vézelay émergeant de cet océan de vastes forêts ne nous renvoie-t-elle pas dans notre
imaginaire symbolique commun, à cette perception d'une nature vierge, en deçà, ou au-delà, de l'Homme, à savoir, au Chaos primordial, à des temps antédiluviens, immémoriaux par définition ? A "la Nuit des Temps""l'Aube de l'Humanité ", comme les ont, non seulement vécues mais... connues, les Hommes du Paléolithique des grottes d'Arcy-sur-Cure, site archéologique de référence mondiale.

J'ai le privilège, en tant que Vézelienne, de pouvoir, au jour le jour, au "quotidien", confronter mon regard de l'instant à la vision de cet intangible qui caractérise tous les lieux forts, tous les "hauts-lieux" que j'ai, que nous avons, pu approcher : Conques, Le Mont Saint Michel, Delphes, Chartres, Lascaux...

En certaines saisons, la colline de Vézelay, à la fois dominée et couronnée par son architecture, paraissant comme "flotter" au-dessus des brumes humides des "Monts sombres" du Morvan (en phase avec l'étymologie celte) ne figure-t-elle pas l'émergence des Terres de l'Océan, avec toute la force du symbolisme de l'île, rejoignant par la même, un syndrome Mont Saint Michel... ?

En ce cas, la "découverte" du site de Vézelay (au sens original de : dé -couvrir, c'est à dire approcher, révéler le sens caché), ne nous renverrait-t-elle pas à cette éternelle interrogation : pourquoi le Monde existe-t-il ? autrement dit, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?

Au-delà du Temps et de l'Espace, la question, aujourd'hui, se pose toujours avec la même acuité et la même évidence. Cette vision sensible, au sens propre, ne nous conduit-elle pas à une perception - est-ce une compréhension ? - du Chaos et du Premier Monde, au rapport fondamental de la naissance et de la Co-(n)naissance, au Mythe de la Genèse, en des temps où "La terre était informe et toute nue, les ténèbres couvraient la face de l'abîme" (Chapitre I de la Genèse)" ?

Du plus loin possible, expression prise au sens spatial et... temporel, le site de Vézelay nous renvoie à nos rapports, d'individu et d'espèce, avec la Nature. L'architecture de la Basilique, dominant le site, ne figure-t-elle pas la prise de possession du Monde par l'Homme, et ce, au travers de la Main et de l'Esprit, autrement dit de l'Art et du Savoir, qui fondent l'humanité non seulement par la présence de l'outil mais par sa maîtrise ?

"Se rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature", selon la pensée de Pascal, c'est conquérir des espaces humanisés, des espaces "cultivés", des espaces de culture (aux deux sens du terme), c'est défricher, c'est à dire faire reculer la frontière de la forêt, cette silva latine, monde inhumain par définition puisque peuplé d'animaux "sauvages"... Mais cette vision, au demeurant très médiévale, occulte les vraies racines de Vézelay puisque paradoxalement, l'histoire du sommet commence au pied de la colline et que le nom de Vézelay est plus ancien que l'abbaye et le village, du moins... sur leur site actuel.

 



… AU MIDI




En effet, pour retrouver les racines humaines de Vézelay, il faut passer sur le versant méridional de la colline et se rendre au site des Fontaines Salées.

Le lieu-dit des Fontaines Salées doit son nom à la remontée du plus profond de la Terre, d'eau richement minéralisées. Géologiquement parlant, Vézelay se trouve à la conjonction des roches primaires éruptives (tel le granit du Morvan) et des roches sédimentaires accumulées au fond des mers secondaires (telle la terrasse de Vézelay). C'est un système de failles qui rompant la continuité et l'équilibre géologique, permet l'émergence d'eaux qui fixèrent dès le néolithique, et sans discontinuité, la présence humaine, en des temps où l'eau et le sel étaient des besoins primordiaux puisque vitaux.

 



Cette vie rendue possible par le tellurisme du sol d'une Terre-Mère (comparable à la Gaïa des Grecs) n'est-elle pas la figuration emblématique de cette... Vouivre qui nous est si chère ?

Aux temps carolingiens, sur le domaine nommé depuis l'époque gallo-romaine Vercellus, le Comte Girart de Roussillon et son épouse Berthe fondèrent un monastère en mémoire de leur fils Thierry "décédé à l'âge de un an" selon la chronique médiévale. Grand féodal de la mouvance impériale, hostile aux Rois de France, Girart, en fin politique, plaça l'abbaye sous l'autorité directe du pape, la soustrayant par la-même aux convoitises de tout autre pouvoir séculier ou temporel : Comtes de Nevers ou Ducs de Bourgogne, Abbé de Cluny ou Evêque d'Autun, a fortiori des Rois de France... Cette indépendance marque l'esprit vézelien et ce n'est pas un hasard si sur les armes du blason de la ville figure un porc-épic puisque "Qui s'y frotte s'y pique"...

Ce n'est qu'au temps des envasions barbares, au IXème siècle, sous la menace des Normands, de ces hommes "venus du Nord" que successivement les moniales qui occupaient la première fondation, furent remplacées par des moines puis, que le site primitif de Vézelay fut abandonné au profit du sommet de la colline, la défense, "la mise à couvert" en quelque sorte, devenant primordiale.

Progressivement l'abbaye se développe et la population se fixe sur la colline que l'on protège par des remparts et un château actuellement disparu. Mais le développement, la renommée de Vézelay, qui en firent une capitale européenne de la Chrétienté, sont dûs à "l'invention", pour ne pas dire le vol !) des reliques de Marie Madeleine. C'est aux Xlème et Xllème siècles que le culte magdalénien, et on en comprend aisément les raisons, il n'est qu'à se tourner vers les Traditions compagnonniques, atteint son apogée.

Non seulement des foules bariolées (des Rois de France aux "gerces") se rendent à Vézelay en pèlerinage pour les reliques de la "Grande Pécheresse", mais on se regroupe et on en part pour se rendre à Saint Jacques de Compostelle. Vézelay devient l'un des quatre points de départ du pèlerinage majeur (avec Tours, Le Puy et Saint Gilles), celui de la via limosina.

C'est donc sans surprise, que Vézelay sera le rassemblement européen de la Seconde Croisade, en 1146, Croisade "prêchée" par Bernard de Clairvaux, par ailleurs fondateur de la réforme cistercienne et inspirateur de la Règle templière.

De cette époque, Vézelay, édifié par les hommes et pour les hommes , a conservé cette force d'appel et de rayonnement conjoints, qui ont conduit en ce siècle les artistes et penseurs : Claudel, Le Corbusier, Romain Rolland, Ingelbrëcht, Zervos, Bataille, Balthus, Paul Eluard, Georges Bataille, Maurice Clavel, Max-Pol Fouchet, Rostropovitch, Serge Gainsbourg ou Jules Roy...

Ceci n'est pas un simple hasard..., aussi heureux soit-il !



DE L’OCCIDENT…



Si Vézelay et son site, agissent, non seulement comme un signal, mais comme un signe envers LES HOMMES, pour leurs extériorisations, l'architecture de Vézelay s'adresse aussi, à L'HOMME, à l'individu, au niveau le plus intime et ce, dès qu'ayant pénétré à l'intérieur de "l'édifice", par l'une des portes d'Occident, l'on se trouve face au tympan roman du Narthex.

Pour ma part, c'est là que commence mon enchantement. Si les vastes dimensions de l'édifice, jointes à la disparition, quasi totale, des bâtiments de l'abbaye, induisent un syndrome "cathédrale" (lapsus fréquent dans la bouche des touristes), la vision de l'enfilade de la nef et du choeur sont une manifestation de toute la force de l'intériorité romane. Eglise abbatiale, la basilique, dès son érection est destinée non aux nombreux moines qui vivent là, mais à une multitude de profanes qui non seulement "ne savent ni lire ni écrire" mais... "pas même épeler" ! C'est pourquoi son plan est l'un des premiers des églises, dites de pèlerinage, non seulement on y retrouve la partition ternaire traditionnelle : narthex / nef / choeur (parvis / saint I saint des saints) propre à la symbolique de tout temple, mais également le souci d'accueillir la foule des pèlerins et de satisfaire leur demande tout en canalisant leur déambulation qui commence par le collatéral nord, dès le pediluve purificateur franchi.

 

 



Mais avant de se lancer dans cette représentation de l'espace, il convient de s'attarder au pied du tympan occidental.

Depuis la nuit des... Temps, le rythme de la vie de l'humanité a épousé celui des cycles naturels dont était tributaire la satisfaction de besoins vitaux : se nourrir, boire, se reproduire... Une conception circulaire du temps était généralisée, ainsi, au Moyen Âge, les hommes, vivaient un temps structuré par les travaux des champs et... la liturgie, temps cyclique par excellence, qui n'avance ni ne recule.

Ceci est présent et visible au Tympan de Vézelay :

Au centre, un Christ :(dans sa mandorle vaginale (mandorle = amande), créateur du Temps (Christ chronocrator )

Le pain et le vin : (symboles de l'eucharistie mais aussi les deux extrémités du Zodiaque ...)

La forme circulaire :
(représentation des cycles, à l'image de la course diurne (visible) et nocturne (invisible) du Soleil). et concentrique (les cycles sont imbriqués et équivalents: midi et minuit sont au jour ce que les deux solstices sont à l'an)

Nombre des médaillons : (30 1/2, le nombre moyen de jours dans un mois)

Les Travaux des Mois : (c'est à dire le Temps des Hommes, le temps d'en bas)

Les signes du Zodiaque : (planètes et saisons, le Temps céleste, le temps d'en haut )

Les médaillons du Solstice : (intérêt des travaux de Mme Christiane Desroches-Noblecourt sur la perpétuation du Zodiaque égyptien dans la statuaire romane (tympans de Vézelay et 'Autun), je vous engage à soumettre, demain, cette réflexion à votre guide, Monsieur Lorant Hecquet ...)

C'est en quelque sorte un temps qui tourne en rond comme le montre le médaillon du Nouvel An : un vieillard porte un jeune homme sur ses épaules, il suffit de laisser le temps au temps pour que le jeune homme devienne, à son tour, le vieillard...

 



Pour la chrétienté, et jusqu'à la Renaissance au moins, la fin du monde est le seul véritable aboutissement du temps. A l'image de la Bible qui s'ouvre sur la Genèse et se ferme sur l'Apocalypse, c'est à dire, de l'apparition du monde et du temps, à sa résorption hors du temps, se trouve l'"histoire". Le temps des hommes est celui de l'attente du retour de Dieu : un temps sans épaisseur et sans consistance propre.

"Rien de nouveau sous le soleil..." disait l'Ecclésiaste, il n'y a rien à attendre du temps qui coule, sauf, "la fin des temps". L'histoire n'est pas encore le temps des hommes, parce qu'elle reste le temps de Dieu.

Nous touchons ici, à ce qui fait la raison d'être, profonde, du Temple et du rituel. Le temps et l'espace sont les deux conditions essentielles de l'état de l'homme sur terre. Ces deux conditions définissent sa finitude . Le Temps est, de ces deux éléments, le plus "spectaculaire ", si j'ose dire, puisqu'il soumet l'homme au cycle du devenir : naissance, croissance et mort. La soumission au temps, le devenir impliquant la mort, est pour l'homme une conséquence de la "chute originelle". Adam et Eve, chassés du Paradis, connaissent avant tout, une chute dans le temps, impliquant l'idée que vivre dans le temps est un état profane, une rupture d'avec l'Harmonie initiale et le Sacré.

C'est, par rapport au tympan de Vézelay, une sortie hors du centre immuable (sousentendu divin) de tous ces cercles concentriques du Temps. Mais, comme toute réalité est ambivalente ou duelle, si le temps est un "mal", il nous conduit aussi vers la Co(n)naissance, qui est une sortie du temps... mais du temps profane, cette fois, et cette rupture est accomplie par l'initiation.

 



…À L’ORIENT



C'est précisément au pied du trumeau du tympan que s'apprécie le mieux la conception solaire de la basilique, aux jours des deux solstices, des deux Saint Jean, d'été et d'hiver, puisque selon le dicton médiéval "Jean et Jean se partagent l'an".

 



 

A la Saint Jean d'Hiver, les chapiteaux élevés du côté nord de la nef sont baignés par la douce lumière du solstice.

A la Saint Jean d'Été, un chemin de lumière relie le tympan au choeur, partant de la sculpture du Baptiste, figuré sur le trumeau du tympan.

Ce jour là, l'architecture solaire de l'édifice renforce, par la manifestation de l'intangible, la marche vers la Grande Lumière de l'Orient, donnée par le passage progressif et graduel, de l'obscurité du Narthex, pour ne pas dire les ténèbres, à la clarté, à la lumière du choeur.

 

 



Partir de l'Occident, passer au Nord, atteindre l'Orient, passer au Midi puis ressortir par l'Occident, ce n'est pas une révélation mais une révolution, c'est un "Tour d'horizon", au sens propre. C'est accomplir - ou vivre - un cycle, que ce soit celui de notre vie, celui de la lumière du jour, des saisons ou du cosmos, à l'image de l'ourobouros sculpté sur la gryphe de la première colonne du collatéral nord. En ce sens là, le déplacement est à la fois l'archétype de l'Éternel Retour et la Quête de la Lumière.

A Vézelay, cette marche est jalonnée par ces chapiteaux que l'on n'interroge pas, mais par lesquels on se laisse plutôt questionner puisque, comme pour tout symbole, la vérité ne se trouve-t-elle pas d'abord, en nous-mêmes ?

Alors, en conclusion, je vous invite à percevoir les pierres de Vézelay (aussi bien la pierre brute du banc de roches de la carrière où se devine déjà l'appareillage des murs, que la pierre taillée et maçonnée de la basilique) comme une géographie sacrée, comme une image, une représentation du monde, puisque la géographie sacrée ne s'instaure-t-elle pas lorsque l'imago mundi est construite sur terre, et ce, de par la médiation manuelle et spirituelle dés Bâtisseurs, tant spéculatifs qu'opératifs ?

Oui, Vézelay m'apparaît comme un espace sacré, caractérisé par une rupture de niveaux permettant la communication, en harmonie, de « ce qui est en bas avec ce qui est en haut », du « visible et de l'invisible", du sacré et du profane et, permettez-moi une ultime référence à ce tympan de Vézelay qui a tant nourri ma réflexion :

 



Les deux pieds en terre,

le regard face au Zodiaque du tympan

liée en quelque sorte

du « royaume » d’aujourd’hui… au « royaume » de demain

du « royaume » d’ici-bas… au « royaume » d’en-haut,

peut-être, la voie se trouve-t-elle

en la spirale labyrinthique du plissé,

sculpté au genou de la figure du Maître du… Temps

en l’attente de l’ultime initiation,

à savoir le passage à l’éternel « Orient ».


                                                                         Dominique VINCENDON