Le titre du livre tombe comme un verdict. Pas de point d'interrogation pour l'atténuer, juste cette sentence, qui résonne si particulièrement en ces temps troublés pour les rédactions : les patrons de la presse nationale tous mauvais.

Les cibles ont les visages de ces grands patrons qui, année après année, ont pris le contrôle de la presse nationale en France : François Pinault, Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Serge Dassault, Xavier Niel, Matthieu Pigasse, Pierre Bergé… Mais finalement, les financiers ne sont que ses cibles secondaires.

 


Mais malgré tout, dans son collimateur, ce sont " les journalistes managers " qui subissent la charge la plus violente : Serge July, Jean-Marie Colombani, Alain Minc, Eric Fottorino. Ceux qui ont fait entrer le loup dans les bergeries, pardon, les rédactions. Ces patrons de presse qui se pensaient suffisamment malins pour attirer les financiers, assez intelligents pour les pousser à lâcher leurs millions pour renflouer leurs journaux tout en les laissant à l'écart. Ceux qui ont ouvert la boîte de Pandore en donnant à ces grands carnassiers l'idée qu'ils n'avaient pas encore forcément eu : faire de la presse une niche fiscale très rentable. A condition qu'elle ne se porte pas bien.

C'est la thèse de Jean Stern, qui ne se contente de la posture, toujours un peu facile, du journaliste victime des prédateurs du capitalisme. En faisant appel aux carnassiers du CAC 40, les patrons des journaux ont enfermé Le Monde, Libé, La Tribune, Les Echos et tous les autres dans un piège dont ils sont toujours prisonniers. Si Pinault, Arnault, Bolloré et les autres investissent dans la presse, ce n'est pas par philanthropie, bien sûr, mais parce que c'est un bon placement. A condition que les journaux se portent mal.

La presse, nouvelle niche fiscale des grands patrons ? Grâce à de savants montages élaborés par des équipes d'avocats fiscalistes qui multiplient les holdings, les millionnaires français ont tout intérêt à garder les quotidiens sous respiration artificielle. Assez près du gouffre pour perdre un argent qu'ils pourront imputer dans leurs résultats, ce qui fera baisser leurs impôts. Et provoquera un manque de moyens chronique qui musellera la rédaction bien plus efficacement que tous les coups de fils, que toutes les interventions. (Erwann Gaucher)

Au fil des pages, Jean Stern n'épargne pas grand monde :   

Serge July ? "Lorsque le journaliste Serge July se mue en manager, les choses se gâtent. En 1984-1985, le projet de Radio-Libé mobilise une quarantaine de personnes mais n'est pas financé. Serge July renonce quelques jours avant la mise à l'antenne, avec plusieurs millions de francs de pertes au passage."

Arnaud Lagardère ? "Ceux qui connaissent Arnaud Lagardère s'accordent à le trouver plutôt nul."

Le syndicat du livre ? Il "profite de la situation pour imposer des effectifs considérables dans ces "cathédrales". 100 personnes de trop à [l'imprimerie] d'Ivry. Gérant les plannings, le Syndicat affecte des personnels à des rotatives qui ne tournent pas."

Les NMPP ? "Il y a peut-être trop d'ouvriers, mais il y a aussi trop de directeurs, trop de voitures avec chauffeurs, trop de notes de frais aux meilleures tables. L'Etat finit par payer les additions, pourquoi se gêner ? (…) Au siège des NMPP, dans les années 1980, les journaux étaient présentés aux directeurs sur des plateaux d'argent."

 

L’auteur du livre "Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais (Éditions La Fabrique, 2012, 210 pages, 13 euros), Jean Stern, est journaliste. Il a travaillé comme tel à Libération, à La Tribune, au Nouvel économiste, à Gai Il a également travaillé pour 7 à Paris et Le Nouvel Économiste. Il a participé à la fondation de Gai Pied en 1978 et est l’éditeur de la revue De l’autre côté. Il est aujourd’hui directeur pédagogique de l’EMI, Scop de formation à l’université Paris X.

Son ouvrage s’appuie donc sur son expérience. Mais c’est surtout le produit d’une enquête réalisée avec la collaboration d’Olivier Tosas-Giro (pseudonyme d’un journaliste) qui présente en 190 pages, un véritable panorama critique de la presse nationale et de ses principales composantes, comme de son histoire depuis la fin de la guerre.

Dans un épilogue intitulé « Tous à la ferme ? », l’auteur, face à la précarisation des journalistes, décrit comme un avenir possible de la profession les déprimantes fermes de contenu, « agences de presse d’un genre nouveau [qui] produisent au kilomètre des articles revendus à bas coût, du journalisme low cost sur des contenus secondaires. », qui se développent aux États-Unis. Les journaux finiront-ils en “fermes de contenus” où des pigistes à domicile rédigeront des “articles” à la chaîne adaptés aux algorithmes des moteurs de recherche ? C’est ce que l’on peut craindre si l’on laisse faire le capitalisme déchaîné.

Et il en appelle à un sursaut des journalistes.

 

Un journaliste sur quatre est pigiste ou chômeur

 

Les journaux perdent de l'argent et multiplient logiquement  les plans sociaux. "En France sur 36 815 journalistes titulaires de la carte de presse au 4 janvier 2012 (chiffre en baisse), on compte 7500 pigistes et 1500 chômeurs. Plus de précarité, moins de revenus, la tendance est générale". Un cadre peu favorable aux enquêtes au long cours ou à la recherche de qualité.

À ce jour, la presse a peu parlé (qui s’en étonne ?) du livre de Jean Stern. Sans doute parce que ce petit livre très documenté pointe les responsabilités des patrons de presse soutenus par l’État dans une crise qu’ils ont en partie provoquée et dont, comble du cynisme, ils continuent, via les holdings, de profiter.

Pour 6 Français sur 10, les journalistes ne sont pas "indépendants" à l'égard des pouvoirs.

Conclusion ?  Jean Stern n'a pas découvert -pas plus que les Assises du journalisme - la martingale pour faire payer l'info. Son seul conseil ? "Inventer de nouveaux médias, de nouveaux sites. Balayer les médiocres du paysage, oublier les patrons, enfin. Retrouver la parole et la rage d'écrire". Pas sûr que le modèle économique du blogueur auto-entrepreneur permette de manger tous les jours.

 

EN SAVOIR PLUS : L'ARTICLE D'ANNE BRIGODEAU