Pauvre, il est riche de tous les aléas de sa famille. Il connaît la vie des  « immigrants », des humbles qui se replient dans des quartiers où un peu de leur vie d’avant se fait son chemin, comme les fleurs tenaces qui parfois crèvent le ciment. Il ne sait que trop bien comment on considère aussi les Amérindiens, dont sa mère fait partie et dont il porte la grâce sur les traits. Les trottoirs sales, les bouillies de haricots au piment, le mur invisible qui sépare les siens des « autres », il connaît bien ça. Mais il sait aussi où trouver sa respiration. Son père joue du blues, et le mouvement hippie fait se lever la jeunesse dans une grande vague de vêtements fleuris, bandanas, cheveux longs, révoltes socio-politiques. La recherche du paradis de la drogue que l'on célèbre alors avec bonhomie. Voilà le pain quotidien de l’esprit.

 

 

Il suit sa voie vers ce qu’il pense être le soleil pour lui, et de 1967 à 1971 enregistre un single puis deux albums avec le label Sussex qui rend l’âme bien vite, avant la parution du troisième album prévu, sans avoir conduit les deux premiers au succès.

 

 

Bon… eh bien Sixto retourne à ce qui, semble-t-il, était ce que le destin lui réservait : il apprend la débrouille, parce qu’il faut manger et faire manger les siens, ce qu’il fait en sautant d’un job à un autre : ramassage des ordures, peinture de bâtiments, déménagements, chantiers de démolition.

 

Et pendant ce temps-là… le Chicano qui affronte son quotidien de labeur devient célèbre…  sans le savoir. En 1974 en Jamaïque, Ken Boothe sort une version reggae de Silver Words, qui faisait partie du second album sorti sous le label Sussex, Coming from Reality. C’est un succès. Et puis, toujours en 1974, le destin prend la forme de « quelqu’un » qui offre l’album Cold Facts à « quelqu’un »  en Afrique du Sud. Oooooooh l’explosion que voilà ! Le disque est immédiatement piraté, copié, reproduit, multiplié…  en version cassette. Voici Cold Facts couronné disque d’or en Afrique du Sud alors que Sixto, qui n’en a aucune idiée, continue de se casser le dos sur ses chantiers, content de manger et de se lever chaque matin sur un nouveau jour.

 

 

Dans l’Afrique du Sud de Botha, on s’arrache la révolte hippie de Sixto :  « Je me demande combien de fois tu as baisé/Et je me demande si tu sais qui va être le prochain» (I Wonder) et on réagit comme un levain à l’évocation de la coke ou de Sweet Mary Jane (Sugar Man). «Sugar man, won’t you hurry, ’cos I’m tired of these scenes. For a blue coin, won’t you bring back all those colors to my dreams? Silver magic ships you carry: jumpers, coke, sweet Mary Jane.” Il y est considéré comme « plus fort que les Stones ». Le militant anti-apartheid, Steve Biko, est un fan. L’album est rapidement censuré et retiré du commerce.

 

 

Une compilation de ses deux albums de Sussex Records est réalisée par un label australien, Blue Goose Music qui en a racheté les droits, et en fait un succès sous le nom de At His Best. Finalement la rumeur de ce triomphe retrouve son géniteur, qui part en tournée australienne en 1979, et les deux concerts sont enregistrés en live sous le nom d’Alive, un clin d’œil à la fausse nouvelle de son suicide un jour quelque part sur une scène quelconque qui expliquait sa « disparition ». Une autre tournée australienne en 1981 sera suivie de deux années de silence pendant lesquelles il obtient une licence en philosophie. Il s’implique dans les conditions de vie des humbles de Detroit, où il se présente plusieurs fois aux élections municipales.

 

Sa vie continue. Une vie de travail.

 

Puis en 1996 sa fille aînée découvre sur un site internet qu’on le cherche, qu’on se demande s’il est mort, et comment, et quand ? Le site est tenu par un disquaire du Cap, Stephen Segerman. Elle répond et voici la renaissance officielle qui s’amorce. Une tournée à guichets fermés de six dates en Afrique du Sud, suivie d’un documentaire Dead Men Don't Tour: Rodriguez in South Africa 1998, été diffusé en 2001 sur la télévision publique sud-africaine SABC.

 

En 2012, le film documentaire suédois-britannique Searching for Sugarman raconte cette patiente et obstinée recherche de Segerman et un ami, fans de Sixto Rodríguez, bien déterminés à le retrouver…

 

                                                                       Suzanne DEJAER