Scène 1 : Dans le cabinet du Roi, réunion du conseil (Louis, Le Hiéron, Le Magnifique, Pogghi un émissaire levantin, Chimène)

Louis
(Perplexe, se tordant les mains)
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux !
Ah, il me faut rougir d’avoir par mon dessein
Aussi naïvement exposé son destin.
Car c’est pour l’élever à neuve dignité
Que j’avais proposé là-bas de l’éloigner !
Grâces au ciel, mes mains ne sont pas criminelles.
Plût à Dieu que mon cœur fut innocent comme elles !
Mais cessons de nous plaindre et puis réfléchissons
De quoi pour la sauver ici nous disposons.

Le Hiéron
(Fier et dressé)
Vous me savez tout prêt si vous le désirez,
À dépêcher là-bas un corps de notre armée
En usant pour cela d’un nouveau procédé :
D’un étrange ballon nommé montgolfière
Dont France seule aura primeur singulière.
Surprenant l’ennemi en douceur et sans bruit,
En moins d’un bref instant on l’aura estourbi
Et repris Antoinette à ces anges maudits. 

Le Magnifique
(Narquois) 
Oh Dieu que vue ainsi cette guerre est jolie !
J’y trouve néanmoins beaucoup d’incertitude,
Et dedans la visée un peu de latitude !
Le Hiéron dites-nous, vous avez donc trouvé
Où notre ambassadrice a été emmenée ? 

Le Hiéron
(Humble) 
À dire tout à trac, elle n'est localisée… 

Le Magnifique
(Implacable)
Seraient-ce des auteurs déjà connus de vous ?

Le Hiéron
(Confus) 
Morbleu, foi de Breton, je n’en sais rien du tout !

Le Magnifique
(Poursuivant l’assaut) 
Mais au moins à la fin, le prix vous connaissez
Qu’attachent ces lascars pour vouloir libérer
L’otage à nous si chère ? En un mot du projet
Qui les amène au crime, avez-vous une idée ? 

Le Hiéron
(Effondré, se tasse sur sa chaise)
Pas la moindre, à présent, je dois vous l’avouer…

Le Magnifique
(Triomphant)
Alors, foi de Normand, vous nous la baillez bonne !
Dans ville de Rouen pour moins le tocsin sonne.
Dois-je comprendre ici que contre un ennemi
Dont on sait ni le nom ni l’endroit où il vit,
Sans le moindre souci vous tireriez pour voir ?
À vaincre sans savoir, on triomphe sans gloire !

Louis
(Maussade)
À ce propos acerbe oserais-je un chorus,
Etant moins partisan des guerres mordicus ?
Nous sommes engagés sur de multiples fronts
Couteux en chars, en hommes et en munitions.
Certes il est bon pour nous que la France résonne
Au beau son du clairon de laudes jusqu'à none,
Que l’on nomme son roi le soleil de l’Afrique
Dont tous les trublions redouteraient la trique !
Mais l’amère rigueur pesant sur nos finances
Que demande l’Europe avec tant d’insistances
Doit nous conduire ici à plus grande prudence.
Oui nos caisses sont vides, il faut bien l’avouer,
Et mettre plus d’impôts il n’y faut point songer.
Si grande soit l’angoisse, amis, qui nous étreint,
Pour sauver Antoinette il ne faut pas grand train. 

Chimène
(Finaude)
Peut-être il suffirait d’une députation
Conduite par un homme apte à telle mission.
Je songe à Fayoti, homme de La Rochelle,
Qui bénéficia par notre Damoiselle
D’un soutien enflammé, et puis sans hésiter
Défia de notre roi la juste autorité.
Tel courage à la fin vaut bien qu’il nous honore
De ces capacités qu’en lui on subodore,
Aux fins de discuter avec les ravisseurs.
Ce serait du service un retour de faveur ! 

Le Magnifique
(Tranchant)
Cessons de plaisanter, faites grâce, Chimène !
Je crains dans le propos que la bile vous mène.
Car de ce Fayoti, La Rochelle passée,
Personne j’en suis sûr n’a entendu parler.
Je le crois volontiers capable de marcher
Avec habileté dedans ses charentaises,
Mais pas du dur désert de parcourir la braise !
Il nous faut trouver mieux. Sire, vous vous doutez
Que je n’ai point manqué déjà de désangler.
Dans mon rôle passé comme avec le présent,
Vous avez reconnu ma patte d’éléphant.
N’est-ce pas mon génie, je crois, foi de Laurent
Qui fera dans l'histoire inscrire en lettres d’or
Au-dessous de mon nom celui de conctator ?
Et certains me susurrent, si d’une république
La France était dotée, j’en serais sans réplique
Le premier président. Mais au fait venons-en :
J’ai pris la liberté face au péril urgent,
De mander maintenant dans son accoutrement,
Celui qui ôtera le poids de nos tourments.

(Il se tourne vers Pogghi, bizarrement vêtu et sur la tête un turban, et l’invite de la main)

Approchez mon ami, votre timidité
N’est que voile prudent de la témérité
Dont vous êtes capable aux pires des moments !
Vous avez traversé tout l’empire Mandingue,
Et de la papauté vous fûtes camerlingue,
Avant qu’une mission en pays ottoman
Ne fabrique de vous honnête musulman.
Sire, il vous faut savoir que sous ce cafetan
Se cache la verdeur d’un fier et vif halbran !

Pogghi
(S’inclinant devant le roi)
Je vous suis, Majesté, entièrement dévoué,
Et sur ordre donné tout prêt à galoper
Sur rosse ou bien pur-sang, par vaux comme par monts,
Cela en amazone ou à califourchon.
Connaissant du Levant bien la chorographie,
Je saurai de sitôt regagner votre mie.

Louis
(Impressionné par le personnage)
Vous m’en voyez… ravi, j’ose l’expression
Qui circonstanciée au drame où nous vivons
Risquerait de causer fâcheuse impression.
Mais de votre talent je suis fort bien instruit.
Capable on nous a dit de toutes félonies
Pour atteindre les fins qu’on vous a définies.

Pogghi
(Se rebiffant)
Ah je crains, Majesté, que le mot ne soit fort
Et qu’à mon simple honneur vous ne portiez tort.
De me voir soupçonné d’apparaître félon
Pourrait me décider à gagner l’Hellespont.
Vous me voyez fâché de voir tant persister
Sur le peuple ottoman d’aussi sombres clichés.
Peut-être faudrait-il nouvelle Samothrace
Pour constater enfin l’oubli de cette trace
D’un orgueilleux mépris qu’ont les Européens
Pour un peuple puissant, dominant l’Egéen,
Contrôlant cette Porte que l’on dit Sublime
En un esprit ouvert et toujours magnanime.
Est-ce trop de servir constamment de tampon
Contre des fanatiques et hordes d’histrions ?
Dois-je vous rappeler qu’il y a peu d’années,
Devant Vienne transie l'Europe assiégée
Tremblait et suppliait d’enlever nos armées !
Vous me permettrez donc d’ici me retirer.

(Pogghi s’incline en tenant son turban et recule pour partir)

Louis
(Se levant affolé)
Grâce, Messire, oyez l’aveu de mes regrets !
J’aurai encore parlé tout comme un jodelet,
Et mon pauvre langage aura dissimulé
De ma faible pensée la juste vérité.
Je sais, on me l’a dit, l’Orient est compliqué
Et l’art de s’exprimer y est alambiqué.
De ruse il est question, et non de trahison,
Par le jeu de laquelle souvent nous emportons
Victoire bon marché à peu de sang versé.
Je sais qu’à l’exercice on vous dit exceller,
Vous seul notre ennemi peut désinfatuer !

(Louis se jette aux pieds de Pogghi)

Restez je vous en prie, sans voir dans ma tirade
Autre chose que l’aveu de ma désespérade
Si tôt vous décidiez d’armer votre bateau.
En gage d’amitié, recevrez cet anneau !

(Louis passe au doigt de Pogghi un anneau d’or et de rubis)

Pogghi
(Un peu médusé)
C’est bon, vous me gardez.
(À part)                        Dieu, il n’est pas courant
De voir un si grand roi aux pieds d’un Ottoman.
(Au roi) Assez tergiversé, faisons la place nette.
Antoinette n’est pas en jeu d’escarpolette !
Elle est entre les mains de graves aigrefins
Qui travaillent dans l’ombre amère d’Aladin,
Calife révolté contre les descendants
De la branche chiite des mahométans.
Ces reîtres n’ont hélas de la férocité
La moindre extrémité onc encore explorée !
Point il ne faut tarder, ils l’ont enturbannée
Et de suite menée aux confins du désert
Où pauvrette subit un véritable enfer.
Et s’ils n’ont pas cédé à la concupiscence,
On ne saurait y voir preuve de conscience.
Car pour consigne ils ont de garder leur otage
Dans l’état d’assurer le meilleur marchandage !
Mais livrés aux soleils, gorgés de solitude,
Assoiffés de désirs, parfois leur attitude
Aux pires actions peut bien les amener.
Et peu de janissaires ont un goût prononcé,
Pour garder le respect de la féminité !

Louis
(Frissonnant malgré lui)
Je la plains de tomber dans ces mains redoutables,
Livrée par mon décret au sort épouvantable !
Tout à fait indigné du soin qu’on lui prépare
Je m’en remets à vous pour freiner ces barbares !
Que croyez-vous possible, ami, pour la sauver ?

Pogghi
(Résolu)
Sire, avec Aladin, il faut négocier !
Je connais par bonheur le lieu de ses repas.
À être djihadiste, il n’en est pas moins homme
Et aime festiner comme les autres hommes.
Hormis pour Ramadan, il goûte bonne chère
Et fait pour y pourvoir délicat inventaire.
Donc avant tout propos, d’une poule faisane
Et quelques faisandeaux il nous faut faire manne.
Finement préparés par d’une queue un maître,
Ils sont condition pour l’emmener forpaître.
Puis à cet artifice joignons artillerie
Tant il aime goûter telle pâtisserie :
Son âme préférée est celle des canons
Dont il joue à l’envi comme de cornemuses.
Nous partirons garnis d’un convoi d’arquebuses
Avec munitions pour faire un feu grégeois.
Terminons la mesure avec sur le pavois
Ribambelle de choix en jeunes jouvencelles
Qu’il offre à ses soldats, parsemées d’étincelles,
En gage d’auréole au royaume d’Allah.
Le ciel aura formé cet amas de merveilles
Afin que du serpent le venin ne s’éveille ! 

Louis
(Fébrile)
Ne restez pas plantés comme tristes héronneaux
Et vous Le Magnifique, perdez cet air clabaud !
Donnez à nos montures les ailes des oiseaux,
Arrimons les beauprés pour affronter les eaux !
Je sens peser sur nous de bien lourdes menaces,
Mais succès fut toujours un enfant de l’audace.
Sachez que moi aussi, l'urgence me compresse,
Et pour notre royaume oubliant ma détresse
Je dois prendre la voile et gagner l'occident
Par les vents alizés d'un puissant continent.
Nouvelle galerie par La Fayette ouverte
Sera inaugurée en tambours et trompettes.
Au bord du Potomak on fête l'amitié
Avec ce grand pays récemment fédéré.
Auprès de Jefferson cent hommes au bas mot
Ensemble dîneront à fortune du pot.
Mais savoir Antoinette au fond des oubliettes
Rend pour le protocole Amérique inquiète
Car du plan de la table on ne comprend que miette.

(Il pousse vers la sortie les présents, mais retient Pogghi par la manche)

Juste un instant, Pogghi ! Quand vous partez d’ici,
Prenez-donc avec vous ce triste Fayoti.
Il est à sa manière expert en perfidie,
Ayant, à La Rochelle, amené l’ennemi,
Pour écraser Chimène à fort voter pour lui !
J’en suis persuadé, dans moment crucial
Il saura se montrer bouclier idéal.

(Plus bas, à l’oreille, en lui glissant un sac de louis d’or dans la main)

De mes vœux les plus chers vous voici le garant.
Revenez-nous vainqueur pour carême-prenant !
Sauvez notre Toinette aux mains des scélérats,
Mais de grâce ! au pays ne la ramenez-pas…

(Ils sortent, bras-dessus, bras dessous. Le décor change)

Scène 2, dans l’hôtel particulier du lieutenant de police : Manolo, Chimène, Johannes.

Manolo
(Fatigué, mais détendu, étendant ses petites jambes devant lui)
Dieu que ce fut céans une belle soirée,
J’en garde des parfums la mémoire enchantée.
Vous sûtes, Johannes, nous enflammer le cœur.
Vos très-subtils accords réchauffant notre ardeur
Nous faisaient ressentir de puissants paradis
Fécondant dans notre âme un délectable oubli !
Rien n’égale dans l’air les fleurs par vous placées !
Jamais si près des dieux ne se virent amenées
Personnes conviées à se mettre à genoux.
Qui pourrait résister, mortel, à ces remous ?

Johannes
(Heureux, mais un peu étrange)
J’étais, vous me le dîtes, heureux et inspiré.
Vous me voyez ravi de vous avoir comblé,
Mais je vous dois franchise et vraie sincérité :
Si de dedans mon art, j’ai sorti des secrets,
C’est que je subissais du destin un décret
Aussi brûlant que doux, une houle de vie.
Toute ombre m’abandonne à l’envie de sourire,
Je m’ouvris pleinement à de nouveaux désirs
Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.

Chimène
(Curieuse et intriguée)
Contez-nous, Johannes, au gage de l’amitié,
Sur ce qui vous traverse entière vérité.
Fut-ce d’une convive au doux parfum le charme
Qui sut incontinent vous faire rendre l'arme ?
S’agissait-il alors d’une belle marquise,
De la prude Janie ou de la douce Elise ?

Johannes
(Son visage s’éclairant)
Non point, ma belle amie, d’Elvire il s’est agi.
À peine l’ai-je vue mon visage a rougi.
Je me croyais pourtant des feux inopinés
Par l’âge protégé. Mais ma joue enflammée
Trahissait les soupirs alimentant mon art,
Des muses et des anges élargissant la part.
Un avec le désir, je fus obéissance
Au jeu de mon archet imbibé de puissance.
Car comment résister à ces instants propices ?
Cette ombrageuse enfant, ce silence complice,
Avant que doucement sa voix ne rejaillisse,
Que j’ignorais si rauque et si d’amour voilée !
Sans le moindre combat, bataille fut gagnée
Contre ma résistance à ses cils adorés.
Les dieux n’ont-ils formé ce maternel contour
Et ces bords sinueux, ces plis et ces calices,
Pour que la vie embrasse un autel de délices ?

Manolo
(Echangeant un signe de tête avec Chimène)
(À part lui)
Ciel, le voilà ferré plus que toute espérance.
Il nous faut prudemment jouer la tempérance !
(Se tournant vers Johannes)
Autant d’enthousiasme impulsant vos désirs
Pour gente pimprenelle à l’image d’Elvire
Ne saurait nous surprendre. Avez-vous cependant… 

Johannes
(Le coupant vivement)
Si d’Elvire il s’agit, vous parlez bien crûment,
En lui donnant les traits de simple damoiselle
À qui il suffirait de chanter ritournelle !
Elle est pleine de feu et sa conversation
Se trempe finement d’ironique raison.
Elle a de sensibilité grande fibre artistique
Qui entraîne bien vite osmose sympathique.
Son charme et son maintien sont la simplicité
Et plus que de ces teints richement apprêtés
Sa brûlante pâleur afflue à ma pensée.

Manolo
(Reprenant)
Mais très précisément, ces charmes rencontrés,
D’autres ne pourraient-ils s’en être accaparés ? 

Johannes
(Détaché)
Aurais-je fatuité de me croire le premier
À vouloir saluer ce trésor altier ?
Ce serait faire injure à pareille beauté 
Que de l’imaginer seule et abandonnée !

Manolo
(Précisant)
Je n’entends point ici vous parlez du passé !
Regardons le présent : est-il tant insensé
De vous imaginer qu’à un autre elle n’ait
Déjà donné sa foi et que donc ne saurait
Répondre à vos désirs ? À moins que braconner
Sur des chasses gardées ne soit votre procès,
Avec agissements d’un pur contrebandier !

Johannes
(Ironique)
Voilà une vision qui fleure sa police,
Pour qui la passion, perfide tentatrice
Prend toujours tôt ou tard la couleur de prison !
L’amour n’a nul besoin d’armes de la raison !
Aveugle aux interdits, il circule en regards.
Traversant tous les murs, il se rit sans retard
De la propriété aux titres dérisoires !
Combien nous offre-t-il de ruses de l’histoire !
Tel se voyait promis seule fidélité
Qu’Eros en se riant amène sans tarder
À se jeter tout cru dans l’infidélité.
Oh que non, Manolo, l’amour n’est à personne !
Il est comme le son de ces trompes qui sonnent
Mystérieusement le soir au fond des bois.
Il prend possession sans même que tu vois,
De tes sens éprouvés, en te faisant accroire
Qu’il s’agit de ton choix. Mais tu n’es que victime
Inconsciente et nue d’un sort pusillanime !
Fort de la destinée aux contours incertains,
Il nous faut donc semer au ciel beaucoup de grains
Pour pouvoir espérer en voir quelques germer,
Faisant ainsi de nous de bienheureux fermiers !

Manolo
(Conciliant)
Cette affaire je comprends, vue par les sentiments ;
Partager un jardin, s’y rendre nuitamment
Peut s’avérer possible, au moins pour un moment.
Encore faudrait-il, connaître par avant
Quel jardinier l’habite en primo-concurrent.
S’il se voyait doté, par destin ou nature,
De légitimité assurant couverture
De pleine autorité, fort de ce dur métal
Il pourrait se montrer un dangereux rival !
Prudence peut souvent exiger tempérance,
Bien que l’on soit brûlé par force d’attirance.
Mais il est des objets que l’œil judicieux
Doit offrir à l’oreille et éloigner des yeux !

Johannes
(Comprenant où l’on veut en venir)
Si vous voulez parler de cette facétie
Qui amène un monarque au mépris de sa vie
À chercher chez Elvire un court moment d’oubli
Du tracas qui l’assaille au soir comme au midi,
J’avais subodoré, oui, cette implicité !
L’affaire fait bien rire en toute la cité.
La France est à coup sûr une grande nation,
Fière d’avoir pour tête un pareil étalon !
On m’a déjà conté la fameuse disgrâce
De la fière Antoinette, retirée de la place
Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit,
La chassa de son trône ainsi que de son lit !
Devrais-je pour autant, par crainte, reculer,
Renoncer au plaisir d’ici contre-pointer ?
À garder mon projet, je vois mince danger,
Ne faisons pas rival d’un prince en exercice :
Sa charge ne permet que l’instant d’un caprice !

Chimène
(Toute réjouie)
Dans le sens anodin, permettez que j’abonde,
Notre homme prend plaisir à aller à la blonde !
J’ai vu bien trop souvent mon Louis lâcher la bonde
Pour croire un seul instant à grande passion.
Le jeu de fanfreluche il aime à fenaison.
Et l’on raconterait jusques en Cappadoce
Qu’il va beaucoup au feu sans aller à la noce !

Johannes
(Hochant la tête)
Voilà qui m’investit d’une belle mission.
Dans sa tendre amitié, Elvire est passion.
Le plein cœur d’un monarque elle croit détenir
Et pense le sceller par ses vibrants soupirs.
C’est de la monarchie ignorer le principe
Qui veut qu’à la puissance onques ne participe
S’il n’abandonne pas pleine propriété
De tout son libre-arbitre et son intimité.
À la Nation entière, il fait don de son corps
Et cela se poursuit au-delà de sa mort,
Dans la sombre blancheur de marbre du trépas !
Il se prête aux amours mais ne se donne pas,
Appartenant à tous, il ne tient à personne.
C’est en vain que vers lui tous les appels résonnent
Pour tenter de garder le fil de la tendresse ;
Insensible à tes pleurs, et sourd à ta détresse
Déjà vers d’autres lits ou robes successives
Il laisse se glisser sa nature lascive !
Prise dans les anneaux de son rêve animal,
Halète jusqu’au jour l’innocence fatale !

Chimène
(Extasiée)
Dieu qu’en termes savants, ces choses-là sont dites !
Et du statut de roi, quelle vue érudite !
Il est vrai qu’en son temps vous avez espéré
En épouser aussi la belle destinée.
Vous fûtes empêché par ce tempérament
Qui souvent vous entraine un peu trop fréquemment,
À trousser vivement chaque joli jupon
Et de suite remplir grange avant la moisson !
Mais je vous crois capable de désabuser
Elvire impréparée à pouvoir supporter
Des matins déchantant la trop dure amertume.
Coucher avec un roi vous expose à la brume,
Plus vive encore que par-dessus la hune,
Et vous fait chaque jour figurer à la une
De gazette attirée à vendre vos tracas !
De grâce, Johannes, ami, décillez-la !

Johannes
(Souriant)
L’art n’a pas, du pouvoir, les ors ni l’apparat.
Il ne tire argument d’aucun autre substrat
Que de puissance intime à nous faire toucher
L’infini de nos âmes et leur fraternité.
Elvire sans un mot m’a crié dans ce soir
Qu’elle-même désirait au plutôt me revoir.
J’ai sur moi un billet vivement griffonné,
Chez elle me mandant d’aller la visiter.
Je m’y rendrai demain, à l’heure du souper.
En vous remerciant de l’hospitalité,
Veuillez m’autoriser à prendre mon congé.

(Il s’incline et sort)

Manolo
(Pensif)
Chimène vous voyez, les dés sont donc jetés.
Le destin est en marche, on ne peut l’arrêter.

Chimène
(Ironique)
Il marche d’autant plus que vous boutez son train.
Avec art consommé vous avez pris en main
D’Eros flèche mortelle, et conduite jusqu’au sein
D’un homme illuminé ne se doutant de rien !
Vous fûtes de ce piège le brillant ferrandier.
Puisse le peuple, un jour, vouloir vous pardonner
D'être de trahison, tragique prébendier !

(Le noir se fait à leur sortie)

Scène 3, au Palais Royal : le roi en son conseil restreint, avec Le Hiéron, Le Magnifique, Manolo, Pogghi.

Louis
Si je vous ai céans, en hâte convoqués
C’est dans l’urgent besoin de vous communiquer
L’heureuse solution d’une affaire en instance
Dont il n’est pas besoin de dire l’importance.
Las, il ne s’agit pas du destin de la France !
Notre État, chaque jour, est plus désargenté.
Et le peuple, incertain, pense à se révolter.
J’ai beau chaque matin consulter les augures,
Je ne lis pas dedans la fin de l’aventure !
Vous devinez sans peine, à la place où je suis,
Comment par-dessus moi s’amassent les ennuis.
Envié, craint ou haï, même par mes amis,
Souvent par le mépris payé de mes replis,
J’acquière sentiment d’être plus misérable
Que tous les malheureux que mon pouvoir accable !
Dire que j’espérais, en ferme appui du trône
Que de justes conseils vous me feriez le prône !
Mais du sceptre le poids, loin d’alléger la charge,
Vous passez votre temps à surligner les marges !
Et l’on ne compte plus les incessants détours
Dans lesquels vous noyez vos allers et retours.
Certains même murmurent que vous manquez de foi,
Et que pour y parer, vous fabriquez des lois !
Comme par habitude, vous mettez à l’envi
Le bouton du dimanche dans le trou du lundi !
Comment dans ce tracas peut-on rester serein
Et feindre d’ignorer que l’on sent le sapin !

(Les ministres protestent en s’agitant sur leurs sièges, on entend même formuler sourdement : « et de lui, il est content ? »)

Pardonnez ce propos un peu ministrophage !
Il n’est que la rançon du sinistre présage
Qui me hante ce jour. Mais réjouissons-nous :
Pogghi, parti hier, aujourd’hui revenu
A parcouru la route à brides abattues
Pour venir nous conter l’heureuse destinée
Qu’avec ses grands talents il aura vu forgée
À la belle Antoinette au loin expédiée.

Pogghi
(Se levant et secouant la poussière de son caftan)
J’espère, majesté, avoir vos vœux comblés !
Antoinette a trouvé sa pleine liberté !
Ravi par vos présents, et de vin enchanté,
Aladin a cédé sans avoir discuté
Les clauses du contrat telles que préparées.
J’ai même sentiment, à voir son attitude
Qu’il était soulagé de prendre latitude !
Vous connaissez, Seigneur, de votre ambassadrice,
La puissance de feu, la fureur castratrice
Lorsqu’elle se ressent gênée dans ses projets :
Si Aladin n’a rien, Sire, d’un feu-follet,
Il semblait avoir vu qu’il ne contrôlait pas
L’énergie insolente attachée à ses pas !
Car du matin au soir, elle jouait à la mouche
De coche en caravane, et sortait de sa couche
Pour haranguer la troupe à se montrer farouche.
Il m’a même confié, en sourire discret
Qu’Antoinette n’a rien d’un petit farfadet !
Elle l’a menacé d’écrire en des gazettes
Ses intimes penchants pour les grasses jeunettes !
Pour résumer le tout, il dit comme à Arleuf :
Femme telle n’est pas, elle est paire de bœufs !

Louis
(Hilare)
Je ne connaissais pas encore l’expression
Issue de ce Morvan que tant nous chérissons,
Si propice au Grand Roi à qui tout nous devons !
Mais poursuivez, Pogghi, je ne vous coupe plus !

Pogghi
(Content de son effet)
Bref, de notre arrivée au lendemain matin,
Nous primes d’Ispahan le délicat chemin !
Juchés dedans felouque en maniant les rames,
Tandis que du soleil l’envahissante flamme
Des ondes de l’Euphrate allumait la surface.
Et la rive elle-aussi brillait comme la glace
Car elle n’était plus que forêt de flambeaux !
On aurait cru Moïse enfin sauvé des eaux !
Assise vers l’avant, en figure de proue,
Antoinette impassible admirait les remous
Que faisait notre esquif en déchirant les flots.
En vain pour la décrire, on cherchera les mots :
Une robe de soie lui servait de parure,
Elle semblait déesse, armée pour l’aventure.
À peine si le vent qui caressait son voile
Osait toucher son front éclairé d’une étoile
D’émeraude sertie en or et en diamant !
Ainsi auréolée, elle fût chez le sultan.

Manolo
(S’agitant sur son siège)
Bien que nous goûtions la belle poésie,
Ne nous égarons pas dedans vos rêveries,
Plutôt que de jouer le rôle d’Artaban
Et de nous raconter la belle au bois dormant,
Abandonnez céans toute forfanterie.
Comment expliquez-vous qu’en votre compagnie
Antoinette n’est pas au beau milieu de nous ?
Quelle maigre victoire emportée auriez vous
Si l’avoir délivrée de mercenaire hostile
Ne garantissait pas un fraternel asile ? 

Louis
(S’insurgeant) 
Quel étrange abandon, féal, du quant à soi :
Oser parler ainsi sans ordre de son roi !
Manolo, s’il vous plait, tenez à votre place !
Je ne suis pas le seul que trop souvent agace
Votre étrange manie à vous mêler de tout !
Je sais qu’en la matière aussi sensible aux coups
De la libre pensée, la libre édiction,
Vous vous êtes montré un triste Fanfaron !
Mais poursuivez, Pogghi, finissez le récit,
Foin de rodomontade, ayez de moi l’abri !

Pogghi
(Reprenant le cours de son récit)
Nous voici dans la cour du très grand Soliman.
Antoinette, inclinée, est par lui promptement
Relevée et menée, en une grâce exquise,
À des fins de repos, sur la vaste marquise
Qui à côté du trône ouvrait grands ses deux bras.
La tête rapprochée, ils se parlaient tout bas.
Ce qu’ils se dirent lors, on ne le saura pas !
Ce qui se vit alors, on ne l’oubliera pas !
Soliman se leva, et d’un geste embrassant,
S’adressa à la foule qui voilait l’occident :
« Oh, peuple d’Ispahan, vous êtes mes enfants
Et comme en chaque couple il faut une maman,
Vous la voyez céans, de mon sceptre acceptant
Le partage élégant. Voici donc votre Reine
Qui nous apporte ici des effluves de Seine !
Plaudite cives, inclinez-vous manants !
Que chaque d’entre vous, à partir du présent
Lui rende bel hommage. En ce jour de Baïram 
Qui en tout musulman fait exulter son âme,
Trompettes, résonnez ! Fifres et tambourins,
Inondez l’air ambiant de vos sons cristallins !
Que la fête commence, et ne s’arrête pas ! » 

Manolo
(À part lui, mais assez fort pour que chacun l’entende)
Onques du ridicule on ne nous lassera !
La belle affaire donc, qu’on nous raconte là !
La voilà répudiée par un roi misogyne
Pour se trouver mariée au sultan octogyne !

Pogghi
(Imperturbable)
De la foule en liesse alors des profondeurs
S’éleva crescendo une immense clameur !
Partout on se pressait, on se congratulait.
Le vin coulait à flot, la danse s’emparait
Des corps tant enflammés que le front leur brûlait !

(Il marque un temps d’arrêt)

C’est alors que survint un terrible incident,
Qui vint pour nous ternir heureux avènement…

Le Hiéron
(Alarmé)
Vous n’oseriez pas dire que fâcheux accident
Ait pu remettre en cause ce beau couronnement ?
Antoinette est passée de la gloire au trépas ? 

Pogghi
(Rassurant)
Non, sans crainte soyez, d’elle il ne s’agit pas !
C’est du sieur Fayoti dont je vous dois compter
La funeste méprise où il se vit traîner.
Vous savez que notre homme est naturellement
Porté par sa nature à quelqu’emportement !
Il supportait fort mal cet édit du Sultan
Qui faisait d’Antoinette un otage vivant.
Alors dans une foule hérissée en volcan,
Tourner en ridicule il crut intelligent.
J'ose vous délivrer pauvre plaisanterie
Par laquelle il pensait esbaudir galerie :
« Tu peux si tu le veux, te mettre au pot ta mie,
Je ne souffrirai pas voir mise au pot ma mie ! »
Ce fut incontinent un grand charivari,
Venu de toute part on se jeta sur lui.
Par le peuple en fureur à moitié déchiré,
Sous nos yeux impuissants le voilà expiré !
Enfin pour aggraver le spectacle funeste,
On traîna tout sanglant son misérable reste !

(Tous se lèvent, retirent leur coiffe, et observent un moment de silence)

Louis
(Solennel)
Il est mort en héros, nous saurons le fêter !
Le Hiéron vous irez faire clairon sonner !
Comme l’on ne fait pas sans casser quelques œufs
D’omelette onctueuse, il faut verser aux dieux
En gage de victoire un injuste tribut.
Ensemble vous voudrez prier pour son salut !

(Se tournant vers Pogghi)

Ne restons pas, Pogghi dessus si sombre fin
Vous avez fait pour nous l’essentiel du chemin.
Antoinette est sauvée ! Mieux, elle est consacrée
En tête d’un empire, aussi d'un gynécée !
Je n’osais espérer issue si fastueuse
À une telle cause autant aventureuse !
Et ma reconnaissance entière vous avez !
Vous pouvez sur mon bras toujours vous appuyer.

(La séance est levée, tous regagnent la sortie, à l’exception de Manolo, qui s’approche du roi)

Scène 4, dans le corridor : Louis, Manolo.

Manolo
(Obséquieux)
Permettez, Majesté, de prendre liberté,
En entretien privé de vous importuner…

Louis
(Agacé)
Espérons, lieutenant, que cause en vaut la peine,
Je dois incontinent trouver nouvelle reine !
Faire attendre ne peux un si vif oiselet
Sans passer illico pour triste roitelet ! 

Manolo
(Sursautant)
Sire, précisément, ne vous y rendez pas !

Louis
(Interloqué)
Ma parole, je rêve, peut-on croire cela ?
Voici qu’en son palais il veut contraindre un roi
À d’autres d’obéir contre sa propre loi !
Vous devriez savoir qu’en royale justice
Sitôt devient édit d’un prince le caprice !
Nous avions pour projet un tour à l’écarté
Et cela terminé, pour ne vous rien celer
D'escarpolette un peu, prendre la liberté.

Manolo
(S’inclinant)
Seigneur, au loin de moi l’idée de condamner
Les innocents loisirs que tant vous méritez !
Je voulais protéger contre certain danger
Qu’il pourrait y avoir à devoir partager
Avec tierce personne, moment d’intimité…

Louis
(Qui s’arrête, incrédule)
Cessez de calomniez, de grâce, Manolo !
Avant de voir Elvire avec un gigolo,
Il coulera de l’eau sous le pont Mirabo !
Et puis vos argousins seraient mieux employés
À assurer du peuple la sécurité,
Plutôt que de rôder dans les chambres à coucher ! 

Manolo
(Benoitement)
Je réfute tout net l'insinuation !
S’il arrive parfois que nous observions
De plus près les actions de l’un de vos sujets,
Il ne faudrait y voir aucun traître projet !
De l’État avant tout nous voulons assurer
Ainsi que de son chef, pleine sécurité.
Cela justifie bien les quelques privautés
Qu’il nous faut parfois prendre avec la vie privée !
Quant à réduire autant la personne invitée,
En faire un va-nus-pieds, je ne vous suivrai pas.
S’il s’avérait ce soir qu’on fît le roi cocu
Au moins point ne sera avec un inconnu !

Louis
(Blanchissant et rougissant à la fois, se tordant les mains)
Vous employez des mots empreints de cruauté
Dont il faut cependant voir l’authenticité !
Etes-vous sûr de vous ? Disposer-vous de traces ?
L’avez-vous vu vraiment faire son coup d’audace ?
Dites- moi ce rival que je puisse immoler ! 

Manolo
(Fermement)
Il nous faut, Majesté, tuer l'incertitude.
Nous ne parlons point là d’un banal interlude.
À cinq heures tantôt, l'homme s’est approché
Tenant tout contre lui un instrument serré.
À la porte d’Elvire voilà qu'il a sonné.
Celle-ci est venue jusque sur le palier,
Sur l’une de ses joues a posé un baiser.

Louis
(Tremblant et agité)
Peut-être n’y a-t-il qu’un geste très banal ?
Souvent se baisoter est manière amicale.
Sans doute connaît-on le baiser Lamourette
Qui fit se transformer en douces alouettes,
Députés ennemis jusque-là en furie ?
Vite, rassurez-moi, il y va de ma vie !

Manolo
(Navré)
Comme vous, plus que vous, je souhaiterais accroire
Cette version des faits assurément moins noire.
Hélas, tout contredit l’apparence innocente !
Et quelque pitié que pour vous je ressente,
Je vous dois tout conter pour vous désabuser.
Mes hommes sont allés afin de surveiller
À revers de l’hôtel, au parc et au jardin.
Tout y semblait paisible et frais comme satin.
Vers le soleil couchant, une fenêtre ouverte
Laissait tantôt passer une musique alerte,
Ou suaves soupirs d’un violon nourri
En valse langoureuse effaçant le souci.
Parfois leur parvenaient la subtile fragrance
D’un parfum de Xérès. Et avec insistance
Revenaient dans l’éclat des rires contenus,
De bribes de propos aux lourds sous-entendus !

Louis
(Courant en tous sens)
Suffit, n’en dites plus, déjà la coupe est pleine
De ce poison brûlant qui dévore mes veines !
O rage, ô désespoir, ô Elvire ennemie,
Pourquoi donc m’infliger pareille vésanie ?
N’ai-je pas, de l’État, abandonné raison
Et chassé pour te plaire de la grande maison
Antoinette penchée sur ses savants dossiers ?
Et me voilà percé du coup de l’étrier,
Etouffant sous la honte et le chagrin mêlés !

Manolo
(Empressé)
Seigneur, je vous en prie, à de calmes propos
Revenez maintenant. Car, foi de Manolo,
Je sais que même juste, une insigne colère
Pour un auguste roi est fausse conseillère !
Avant que de tout mettre en grand dessus-dessous,
Sachons s’ils ont mené le petit jusqu’au bout !

Louis
(Se préparant à sortir)
Peut-être est-ce trop tôt, déjà il est trop tard !
Vierge de tout soupçon, l’amante de César
Doit pouvoir demeurer. La seule intention
Suffit à signaler l’acte de trahison !
Et bien que mon visage ait l’air un peu hagard,
Sur le lieu de leur crime, je me rends sans retard !

(Louis part un peu, revient sur ses pas et s’empare d’un cartel en bronze dessus la cheminée, puis le met sous son bras)

Manolo
(Feignant de le retenir en reprenant la pendule)
Je me dois, Majesté, d’ici vous retenir !
Il me faut regretter ce que j’ai dû vous dire !
Votre visage dit l’horreur de votre état,
Menaçant par le fait, de la France, l’État !
Mais de grâce épargnez, dans ce moment fatal,
Cette pièce tenant au bien national !

Louis
(Reprenant le chemin de la sortie)
Vous devriez savoir qu’à l’amour des horloges,
Quel que soit le moment jamais Louis ne déroge !
Il se pourrait d’ailleurs que dans un court instant
De ma juste vengeance elle soit un instrument !
Criminel sans penchant, vertueux sans dessein,
Le cœur par le destin gravement combattu,
Ennemi du forfait sans aimer la vertu,
D’un amour malheureux, déplorable victime,
J’assumerai remords sans renoncer au crime !
Et quand de leur forfait ils verseront le prix,
Pendule que tu vois signera leur trépas
Par le son cristallin d’une espèce de glas !

(Il sort en courant, et l’on entend une légère pétarade)

Scène 5, dans les appartements d’Elvire : Johannes et Elvire étroitement enlacés, dansant une valse lente.

Johannes
Dieu, avec quelle grâce en si peu de leçons
De la danse le pas savez faire façon !
À la moindre nuance en douceur vous pouvez
Mieux qu’on ne l’espérait accorder le phrasé !

Elvire
(Continuant à valser)
Du succès, Johannes, je n’ai maigre mérite !
J’avais de par avance assurance souscrite
En trouvant avec vous professeur émérite !
Vous savez des sanglots des violons de l’automne
De votre bel archet faire un art qui étonne.
Quel doux apprentissage où vous m’avez conviée !
Je ne sais vraiment pas comment remercier.

Johannes
(En lui faisant faire une passe en arc)
En m’offrant le plaisir d’encore un peu danser
Qu’une dernière fois, puisse me délecter !

Elvire
(Jetant un œil à sa montre qu’elle porte en sautoir dans son large décolleté)
Je m’en veux gravement de ne pas y souscrire,
Mais je crois nécessaire de quitter cet empire
Tant plaisamment empreint de noble volupté.
Dans un instant d’ici, mon prince est invité
À passer un moment pour faire un écarté.
Et je ne voudrais pas qu’au jeu des apparences
Son cœur un peu jaloux ne fasse turbulences.
En me trouvant ainsi dans le simple appareil,
D’une jeune beauté saisie à son réveil,
Il pourrait, je le crains, prendre un peu de l’ombrage
À ce qui semblerait un douteux badinage !
À partir, Johannes, je dois vous inviter.
Un prochain rendez-vous, je vous ferai porter !

 (La porte s’ouvre violemment, claque contre le mur, et entre Louis avec son casque sur la tête et son cartel sous le bras)

 Louis
(Haletant)
Trop tard ! J’ai, du chambranle, entendu tout et vu,
On semblait redouter que j’arrive impromptu !
J’étais il me paraît pour plus tard attendu,
Mais le destin qui veille au salut de nos âmes
À nul n’aura permis d’échapper à ces flammes
Qui embrasent le cœur d’amant désabusé !
Ah, sachez que malgré l’amour et sa puissance,
Les rois ne sont point faits à telle résistance.
J’avais tout oublié pour obtenir vos vœux,
Moins en roi qu’en amant j’ai fait parler mes feux ! 

Elvire
(Se détachant de Johannes et s’avançant vers Louis)
Abandonnez céans cet injuste courroux !
Faut-il pour vous calmer tomber à vos genoux ?
Ce que vous semblez croire un galant rendez-vous
N’est que jeu innocent sans secret en-dessous.
Par quelle absurdité, quelle fierté si vaine
Pourrait-on irriter personne souveraine ?
J’étais, je vous l’avoue, apprenant à danser,
Pour qu’au grand bal annuel que donnent les pompiers
Je puisse faire honneur à votre Majesté !

Louis
(Sardonique)
Est-ce donc l’habitude en cet hiver glacé
De si peu se vêtir pour apprendre à marquer
Le rythme de la valse ? Et autant se serrer
Contre son cavalier appartient-il aux rites ?
Madame, on le dira, bien que cela m’irrite
Vous nous mentez bien mal et fort mal à propos !
On m’avait prévenu pas plus tard que tantôt
Que vous vous plaisiez en chaude compagnie,
Qu’avec un peu de chance on vous verrait au lit !
Désespéré, trahi, abhorrant la lumière,
Je voudrais me venger de la nature entière !
Je viens chercher ici l’auteur de ma misère…

Elvire
(À part elle, et mesurant la situation)
Ciel, on l’a prévenu ! De quel triste attrapoire
Aurais-je été victime ? Etrangère à l’histoire
On fait de moi l’outil, affreux, expiatoire
D’un aussi noir dessein pour aussi noir désir
Qu’abattre notre roi. Seul je vois son vizir
Capable de tramer une telle embuscade :
Il dispose à cette fin de toute l’escouade
Des archers de la ville et autres policiers,
Pour qui monter un piège est un second métier !
Tout dedans cette horreur et jusqu’à son tempo
Révèle à nos regards la main de Manolo !
Et moi, pauvre innocente, avançant sans filet
Suis venue me jeter droit dans le trébuchet !

(Se tournant vers Louis)

Ah, malgré tout l’amour dont je brûle pour vous,
Vous tournez contre moi un injuste courroux !
Seigneur, il est trop vrai que machine funeste
Veuille mettre entre nous un feu que je déteste !
Rejetez le flambeau de discorde, aimons-nous !
Détournez de vos yeux ce regard si jaloux !

Louis
(De glace)
Non, non, il n’est plus temps, il faut remplir mon sort !
Afin de me venger, je dois atteindre au port !
Il faut cesser, Elvire, à l’amour de rêver !
Ne cherchez plus mon cœur, les bêtes l’ont mangé !

(Louis s’avance près de Johannes, qui est resté immobile en tournant le dos)

Montreras-tu, perfide, aux yeux de ton rival,
De cette trahison, le visage fatal ?
Viens recevoir ici le trop juste salaire
Réservé par les dieux aux tristes monte-en l’air.
Et si les tendres liens tu n’a su respecter,
Fais-nous la grâce au moins de mourir en beauté !

(Johannes se retourne, et devant le spectacle du roi casqué brandissant son horloge, éclate de rire)

Ciel, c’était donc bien toi ! Qui à la course au trône
Naguère a préféré la quête de l’aumône
Des amours ancillaires et des plaisirs faciles !
Fallait-il que de Vienne, on vienne nos idylles
Fracasser sans pudeur par pure vanité !
Va, ris de ma douleur, alors qu’ici je perds
Toute ma dignité et supporte les fers
De fureur vengeresse en cette même place,
Aidant mes feux trompés à se tourner en glace !
Plutôt que de te voir possesseur de mon bien
Puissé-je dans ton sang voir couler tout le mien !

(Johannes s’écarte et tente de contourner Louis, qui abat le cartel sur son crâne. Johannes s’écroule dans son sang et dans un long gémissement, la pendule sonne trois fois)

Elvire
(Glacée et révoltée)
Sire, qu’avez-vous fait ?

Louis
(Immobile et hagard)
                                          
Elvire, ai-je tué ?
Est-ce vraiment ma main qui a ce sang versé ?
Oui je suis ce cruel, cet inhumain, ce traître !
Comment possible est-il de tant se méconnaître ?
De folle passion, je n’ai pu être maître !
J’entends d’ici déjà la meute se repaître,
De ma honte en lambeaux faire exhibition !
Mais ce crime n’est pas dénué de raison.
S’il avait en son temps ses penchants contenus,
France n’aurait jamais mon règne reconnu !
Sans doute le pays eut été moins perdu ! 

(Louis tombe à genoux, en se tenant le flanc gauche et grimaçant de souffrance)

Mais voici qu’en mon flanc une douleur mortelle
Emporte vers l’enfer la dernière étincelle
D’une vie malheureuse aspirant à l’oubli 
D’un rôle dans l’histoire à jamais compromis !
Bientôt je tomberai dans de froides ténèbres
Dont je ressens déjà tant de langueurs funèbres !

(Il s’écroule complètement et reste immobile)

Elvire
(Elle s’assied, pleurant entre les deux corps)
J’aspire à m’en aller vers un lointain rivage
Pour fuir de cette horreur la trop sanglante image !
De l’art prince charmant, du trône un très grand roi,
Par le destin, broyés, gisent autour de moi !

(Elle caresse tendrement la tête de Louis, puis celle de Johannes)

Je sais cause profonde à leur mort aujourd’hui.
L’un d’avoir trop aimé les plaisirs de la vie,
L’autre, sacrifié le pouvoir à sa mie !
D’une injuste querelle, être la misérable
Et impuissante otage, rôle peu enviable,
Ajoute l’amertume à mon profond chagrin,
Me faisant redouter le goût du lendemain.
Mais les dieux tout puissants auront à cœur, je crois,
De venger l’innocence en mettant aux abois
Perfide renégat, homme sans foi ni loi,
Prêt pour prendre le trône à trucider son roi !
Et quand il adviendrait que le courroux divin
Remit comme souvent les choses à demain,
Le peuple, lui, saura reprendre le bon pas
En envoyant forpaître un pareil scélérat !

 

Le rideau tombe, tandis que monte en crescendo le son des tambours du chant des partisans

Un chœur
Ne perdez pas espoir, oh public vénéré !
Le grand vent du destin peut encore tourner !
Pour enfin le savoir, vous devrez soupirer.
D’un peu de patience, il faudra vous armer !
Laissez le temps au temps, aux forces de l’esprit
Le soin de nous montrer que parfois on dédit
Ce qui semblait pourtant, dedans le marbre écrit !
Tel que l’on jugeait mal apparaît innocent,
Victime de trafics sans être conscient.
Tel que l’on croyait mort revient de l’éternel.
Tel qu’on pensait vainqueur trépasse sur l’autel,
Aux mânes sacrifié par un peuple averti !
Tant il est avéré dans la démocratie
Qu’entre une triste farce et une tragédie,
Il y aura espace pour ample comédie !

Fin de l'acte III

À suivre…

 

 

La suite sur papier dans le livre

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