… la beauté du parfum frais de la liberté opposé à la puanteur du compromis moral, de l’indifférence, de la continuité et donc… de la complicité. Paolo Borsellino.

Ceux et celles qui ont vu le film « Les cent pas », récompensé de 4 prix Donatello (l’équivalent du César) et un prix au Festival de Venise en 2000, ont pu comprendre la « normalité anormale » que représente la mafia. Le film est loin des films du genre, sans effets spéciaux ou scènes spectaculaires. C’est un film sur la jeunesse qui a surgi de mai 68 dans une petite ville infestée par la corruption de Cosa Nostra, non loin de Palerme : la révolte, une recherche de la joie d’exister et de bousculer les parents. Le courage d’être jeunes et d’oser dire les choses, de s’enthousiasmer à l’idée d’un monde meilleur et vierge de mensonges, de s’écoeurer jusqu’à la colère de l’apathie soumise des parents, de ces regards qui ne voient pas ce qu’il faut ignorer. De la complicité passive qui peu à peu devient active.

« Mon père, ma famille, mon pays ! Je veux m’en foutre ! Je veux écrire que la mafia est une montagne de merde ! Je veux hurler que mon père est un lèche-cul ! Nous devons nous rebeller avant qu’il ne soit trop tard ! Avant de nous habituer à leurs visages. Avant de ne plus nous rendre compte de rien ! »

Et cette soif de vérité finit par conduire le héros – Giuseppe « Peppino » Impastato, un journaliste bien réel – à sa « punition » le 9 mai 1978, à trente ans à peine, jour même où le corps d’Aldo Moro est retrouvé : Peppino a été tabassé, sorti de sa voiture, saucissonné d’explosif et déposé sur la voie ferrée où il a explosé. La police a plaisamment conclu à… un suicide ! Il a fallu 23 ans pour que sa mort soit officiellement reconnue comme un crime de la mafia.

 

Peppino Impastato (D.R.)

 

Dès 1925 pourtant, Mussolini s’était attaqué à la mafia, pour installer son propre contrôle fasciste. Et ses méthodes, on le sait, étaient loin d’être douces. On traquait les membres de Cosa Nostra, prenait leur famille en otage, détruisait publiquement leur bétail pour les forcer à se rendre, pour arriver à 11.000 arrestations en trois ans, et des confessions arrachées souvent sous la torture. A la fin de la guerre le système des familles mafieuses en Sicile avait pratiquement disparu. Beaucoup, comme la famille Gambino et Bonanno, avaient pris leur envol pour la Merica, s’établissant à New York, où ils retrouvèrent la puissance perdue.

Mais dès 1943, l’arrivée des Américains favorisa le retour de « la pieuvre » : le chaos répandit de nombreux prisonniers dans les rues, le marché noir et les combines refirent les fortunes et influences. Les institutions, sauf les carabinieri et la police, s’écroulèrent, et les Américains nommèrent, sans le savoir, des mafieux se présentant, la bouche en cœur, comme des dissidents politiques et anti-communistes pour remplacer les maires fascistes dont on ne voulait plus.

Le film pré-cité Les cent pas est tiré du roman de Claudio Fava, lui-même fils du second journaliste sicilien tué par la mafia, Giuseppe « Pippo » Fava. Auteur de romans, peintre, journaliste, aimant les femmes et la vie, mais surtout la vérité, ce qui lui a valu, à 37 ans, d’être à son tour tué de 5 coups de révolver dans la nuque, tirés d’une voiture … de la police. C’était le 5 janvier 1984, et lui aussi dénonçait sans hésitation les multiples corruptions mafieuses. En tant que journaliste, il estimait que ne pas révéler quelque chose qui faisait souffrir les citoyens était se rendre responsable de cette souffrance également.

La mafia n’est pas quelque chose qui ne concerne que les films de série B et les mafieux. Ca a gangréné et corrompu, insidieusement, il Bel Paese (le "beau pays" comme les Italiens baptisent l'Italie). La mafia ce sont les « caporali », ces gens qui viennent à l’aube prendre sur la place du village encore noire de nuit les femmes qui, désespérées pour le moindre sou, grimperont dans le camion pour ramasser les tomates en plein soleil, tout le jour pour 5 euros. 5 euros dont elles ont besoin puisque du travail officiel, il n’y en a pas, n’y en aura jamais : on a l’art de dissuader les entreprises à convoiter ce coin du monde. La mafia, ce sont les gens qui ont peur de porter plainte pour le moindre délit, car vous ne pouvez jamais être certain que le policier qui prendra votre déposition n’en est pas, et ne vous signalera pas à la camorra (mafia urbaine), la sacra corona unita (Pouilles), la ‘ndrangheta (Calabre)… On pourrait vous retrouver « freddato » (refroidi) à coups de lupara ou carbonisé dans votre voiture… La mafia c’est la mentalité qui s’est étendue comme une épidémie dans la population non mafieuse : il faut donner une « enveloppe » pour toute chose : l’employée communale à qui vous faites une demande de renouvellement de carte d’identité la déposera en bas de la pile si vous n’allongez pas l’enveloppe. L’enveloppe débloque tous les problèmes, et est si banale qu’on n’y pense même pas : elle est prête pour toute chose que vous voulez voir avancer. La mafia c’est aussi cette jeune fille que j’ai bien connue autrefois, fille d’un gros boss calabrais, fragile et déprimée et qui, parce que son oncle avait collaboré avec la justice, était en danger avec tous les siens et vivait entourée de gardes du corps. Belle et pâle, somnolente en permanence à cause des antidépresseurs, elle était désormais condamnée à n’épouser qu’un autre mafieux protégé ou ne pas se marier : qui d’autre, désormais, s’approcherait de cette ravissante bombe à retardement ?

Que fait-on de nos jours contre la mafia, cette toute puissance ?

La lutte n’a jamais cessé, malgré ses nombreux martyrs. Le général Carlo Alberto dalla Chiesa, Giovanni Falcone et Paolo Borselino sont les héros connus dont tout le monde se souvient même en-dehors du Bel Paese. Il y a eu tous les autres, comme Peppino Impastato et Giuseppe Fava qui, en Italie, sont vénérés. Une Fondation Fava, ne recevant aucun subside d’Etat, lutte contre la délinquance : centres de réinsertion, conférences, publications de livres, mise en scène de pièces de théâtre, évènements culturels dans les écoles. Giuseppe Fava retenait que la mafia se repaissait de la médiocrité : pauvreté, manque d’éducation, mauvaise nourriture et absence de propreté.

Le général Dalla Chiesa (D.R.)

 

Paolo Borsellino (D.R.)

 

Giovanni Falcone (D.R.)

Don Luigi Ciotti oeuvre depuis des années pour la réinsertion des drogués, prostitué(e)s, délinquants variés. Grâce au soutien de l’évêché il a fondé, en 1965 à Turin, le Gruppo Abele, qui donne son aide aux personnes qui vivent « en marge ». La personnalité charismatique de Don Luigi y apporta dès lors quelque chose à tous : c’est un homme à la voix douce, au comportement paisible, aimablement sûr de lui, et absolument sans peur suffisante pour le freiner.

 

Don Luigi Ciotti (D.R.)

J’ai moi-même eu l’honneur – car approcher une telle figure en est un ! – de travailler quelques mois pour Don Ciotti à Turin. A l’époque une légende tenace circulait dans nos rangs : peu auparavant il avait aidé une prostituée à sortir du milieu, ce qui n’avait pas plu à son souteneur. Don Ciotti avait donc reçu un avertissement : le souteneur lui avait tiré dessus… et s’était fait prendre. A sa sortie de l’hôpital, Don Luigi avait rendu plusieurs visites à l’homme. Car le punir n’allait rien résoudre. Cet homme ne connaissait que le proxénétisme pour vivre, les femmes étaient un gagne-pain et nées pour ça, sauf sœurs et mère bien évidemment, et il fallait toucher sa conscience, ce qu’à force de patience le prêtre fut capable de faire. C’est un homme repenti qui sortit de prison et… il devint alors son dévoué garde du corps.

Don Ciotti depuis des années sous protection, se sait en danger et continue son travail sans trop y penser. Il craint juste pour ceux qui l’entourent, dit-il humblement. Des terrains étaient donnés ou prêtés au Groupe, où des jeunes en besoin de réinsertion apprenaient le travail de la terre, de la vigne, la culture, l’élevage, le travail du  bois ou du cuir. A midi, les membres du Groupe – tous ensemble, sur une belle terrasse ombragée de charmille si le temps et la saison le permettaient – ne mangeaient et buvaient que les produits du labeur de ces jeunes qui voulaient s’en sortir.

Il est aussi le père de l’association Libera Terra, débutée en 2001, et qui lutte contre la mafia et installe des cultures biologiques sur les terres reprises à la mafia, dont elle gère les biens confisqués. Le coût un peu plus élevé sert entre autre à « tenir le coup » puisque souvent ces vignes ou champs sont incendiés en geste d’intimidation.

Don Ciotti est devenu, en 1996, chevalier grand-croix de l’Ordre du Mérite de la République italienne. En septembre 2013 il a été menacé de mort par Salvatore « Toto » Riina,  chef mafieux de Corleone que l’on surnommait La belva, « la bête fauve » et responsable entre autre d’avoir commandité les assassinats de Dalla Chiesa, Falcone et Borsellino, arrêté le 15 janvier 1993, mais qui arrive encore à diriger trop de choses depuis sa cellule.  Ce dangereux  boss a en effet dit, lors d’un entretien « Ciotti, Ciotti, on peut même le tuer… » La lutte contre la mafia est un acte de fidélité à l’Evangile, répond Don Ciotti, et de rappeler que quatre jours avant sa mort, Paolo Borsellino admit à une jeune journaliste qui le questionnait qu’il avait peur, oui, mais que l’important était d’avoir plus de courage que de peur.

Vraisemblablement, la lutte ne cessera pas, on n’arrivera pas à éradiquer la mafia qui désormais s’est implantée partout. Mais cesser de combattre est tout lui abandonner. C’est une guerre quotidienne.

Les héros sont parmi nous.

 

                                             Suzanne DEJAER