Il faut dire qu’aux premières mesures des années 30, l’Allemagne ne sait plus où elle va. Elle avait été condamnée à rembourser un tribut de guerre aux alliés puisqu’elle l’a perdue, cette grande guerre, et en plus on l’a rognée de territoires conquis autrefois. Et voilà que, alors que les choses allaient un peu mieux, le krach boursier de 1929 a tout repoussé au niveau zéro. Voilà qui démolit profondément la confiance du peuple envers les institutions démocratiques. Hitler, avec son rêve d’une Allemagne puissante et unie, belle à voir, grande à craindre, admirable à respecter, rêve auquel il croit et fait croire, est donc accueilli comme guide idéal de cette nouvelle nation.

Le Ministère de l’Education du peuple et de la Propagande, avec Joseph Goebbels à sa tête, commence dès 1933 à dessiner l’aspiration d’une société nazie et aryenne épurée de tout ce qui pourrait la corrompre. Se développeront donc l’antisémitisme mais aussi une intolérance grandissante envers les « inférieurs » tels que les tsiganes, asociaux,  handicapés… ceux qui pensent (comme les francs-maçons), s’expriment. Le Ministère de l’Education du peuple et de la Propagande va aussi se servir de l’Art pour sa propre promotion. Les artistes retenus doivent impérativement être membres du parti national-socialiste et, bien entendu, véhiculer ses idées : la pureté de la race aryenne, la religion, la famille (de préférence nombreuse et blonde du premier au dernier), l’amour de la terre, l’Antiquité, et l’histoire du peuple allemand et la guerre -  une guerre idéalisée où les soldats sont des héros. Parfois aussi on distille un zeste de haine par-ci par-là au moyen de caricatures contre les juifs ou le bolchévisme.

 

L'image de la famille idéale ...

Et bien entendu… on dénonce l’Art dégénéré (Entartete Kunst), c’est-à-dire tout ce qui pourrait affaiblir les vertus de la race aryenne, comme les artistes d’origine juive, bolcheviks ou de gauche ; tout art qui met en évidence la misère, la maladie, la déchéance, la sexualité (érotisme, prostitution, sensualité) ou l’antimilitarisme ; tout art qui ne soit pas réaliste, avec des couleurs trop accentuées ou différentes de la réalité, des contours imprécis, pas de perspective et naturellement, l’art abstrait.

 

A noter que la notion d’Art dégénéré, si elle commence autour des arts plastiques, étend rapidement son voile noir sur la musique, la littérature et le cinéma.

On s’oppose avec force à l’avant-gardisme qui est vu comme un effondrement culturel. On retire les œuvres modernes des musées (dès mai 1938 une loi autorise le Reich à s’approprier toute œuvre des musées allemands). On confisque ainsi un total de près de 20.000 dessins, estampes, peintures et sculptures pour les détruire ou les vendre à l’étranger.

On organise bientôt à Munich, de juin à novembre 1937, une exposition sur l’Art dégénéré dans le but de montrer ce qu’il ne faut surtout pas aimer, où on trouvera entre autre Chagall, Otto Dix, Grosz, Kandinsky, Paul Klee, Kokoschka… A la fin de son discours d’inauguration, le professeur Adolf Ziegler- président de la Chambre des Beaux-Arts du Reich depuis 1936 -  invite : Peuple allemand, viens et juge toi-même ! Les mineurs ne sont pas admis, le local est mal adapté, les œuvres sont en trop grand nombre, souvent pas encadrées, et organisées par thèmes dont les titres indiquent immédiatement comment réagir : La nature vue par les esprits malades, La folie  comme méthode, Chambre des horreurs … Près de chaque œuvre, des citations de l’artiste sorties de leur contexte et visant à mettre en évidence la « folie » de son auteur. Des discours féroces d’Hitler – lui-même un médiocre aquarelliste - ornent les murs. Une véritable mise en garde et condition.

On assiste alors à la capitulation docile de certains artistes qui rentrent dans les rangs, et l'exil d'autres. Kokoschka a fui l'Autriche et part à Prague, puis à Londres. Klee plante son chevalet en Suisse et Kandinsky se réfugie en France. D'autres iront aussi loin que les Etats-Unis.


Et Hitler et Goebbels ne sont pas seulement animés d’une indignation puritaine devant les « atrocités » de tout cet art qu’ils condamnent : ils savent avoir en main des œuvres qui valent de l’argent, du bel argent qui pourrait sonner et trébucher dans leurs caisses, et le 30 juin 1939, 125 œuvres (109 peintures et 16 sculptures) sont sélectionnées pour être vendues aux enchères à la galerie Theodor Fischer à Lucerne. Mais business is business, si on veut les bien promouvoir, ces œuvres, il faut faire montre d’un peu de tact de bon aloi, et éviter de les entacher du terme d’Art dégénéré.

C'est donc ainsi que pour l'occasion on présente ces pièces comme Les maîtres de la modernité dans les musées allemands.

La vente divise les élans. Oui, les 350 acheteurs – qui sont souvent mandatés pour augmenter la collection artistique des musées de leur ville – vont gonfler leur patrimoine artistique, mais aussi gonfler l’escarcelle du régime dictatorial nazi. Certains artistes sont soulagés à l’idée que leurs œuvres seront sauvegardées, tandis que d’autres souhaitent un boycott.

James Ensor - La mort et les masques

Elle attire toutefois des collectionneurs, experts, marchands d’art et conservateurs de musées belges, français et suisses. Les prix atteints sont importants, car les artistes sont déjà célèbres. On a par exemple La mort et les masques de James Ensor qui part pour 6 800 FS, soit 34 000 € d’aujourd’hui ; La maison bleue de Marc Chagall est adjugée pour 3 300 FS, soit 16 500 € ; La famille Soler de Pablo Picasso qui est acquis pour 36 000 FS, soit… 180 000 € ; Le sorcier d’Hiva-Oa, de Paul Gauguin, part pour 50 000 FS, 250 000 € ! Ce « coup » rapportera 500 000 FS aux nazis.

 

Les œuvres qui ne trouvèrent pas acquéreur ont peut-être vraiment été brûlées sur un bûcher au cours d’un acte de propagande symbolique comme le suggéra Franz Hofmann, alors directeur du service des arts visuels au Ministère de la Propagande.

Toujours est-il que … tout a commencé par un simple geste de censure. On sait où ça a conduit…

 

 

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                                                                            Suzanne DEJAER