AUXERRE TV entame la publication d'une série de nouvelles diffusées au cours de l'été. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping

 

 

DÉRAILLEMENT AU PK 181


Une nouvelle de Philippe THURU

 

 

 

 

 

Avant que le TGV ne longe ce bourg viticole et n’aboutisse à cette appellation ronflante de « village le plus rapide du Monde », Saligny-la-Vineuse fut mondialement connue pour être un village bourguignon dénué de tout intérêt et de charme. Une sorte d’accident de parcours, un vilain petit canard, sur la flamboyante route des vins.

À preuve, même le maire-vigneron était sans étiquette. Comble de malchance, le phylloxéra avait épargné ses arpents que toute la communauté avoisinante des AOC rêvait de voir disparaître aux principes mêmes que son cépage sauvignon générait un vin qu’aucun gendre, fut-il revanchard, n’aurait servi à sa belle-mère.

La légende rajoute que Lucien jeunesse, le grand louangeur des villages sans profil, aurait détourné la caravane du jeu des Mille Francs du chemin vicinal menant au bourg en arguant qu’à l’exception du préfabriqué pompeusement baptisé salle polyvalente « Marguerite de Bourgogne », rien à Saligny-la-Vineuse ne justifiait un speech de lancement.

Les mauvaises langues préciseront que Lucien Jeunesse craignait d’être nommé grand architrave dans la confrérie des buveurs de sauvignon au cours d’une incontournable cérémonie qui l’aurait contraint de boire le cru local, assimilable au Roundup, et encore, lors des meilleurs millésimes qui se vendangent à deux mains, si vous le voulez bien.

Ce n’est que le 4 décembre 1981 que Saligny glana accidentellement une renommée toute relative à l’occasion de la très officielle opération « TGV 100 », pour cent mètres par seconde. Parti de Calais pour rejoindre Marseille avec comme ambition de dépasser la moyenne de 300 km/h, le Train à grande vitesse, grâce à une conjonction de phénomènes qu’aucun scientifique n’a toujours pu élucider, atteignit à hauteur de Saligny, au point kilométrique 181 (à 181 kilomètres de Paris) la vitesse de 335 km/h.

« Une petite rame pour l’homme, une grande rame pour l’humanité » claironnera le maire, plus tard, lors de l’inauguration du panneau « Village le plus rapide du monde ». La direction de la communication de la SNCF tenta bien d’inviter les journalistes embarqués dans la motrice à délocaliser le lieu du record pour privilégier un site plus repéré et plus vendeur. On dirait aujourd’hui, « plus sexy ».

Après tout, Vosne-Mercurey ou Pinot-en-terre-Plaine, célèbres pour leurs rouges classés et leurs médailles d’or au Concours général, n’étaient pas loin. Mais la photographie de l’AFP que reçurent toutes les rédactions de France, cingla comme la semonce irréfutable d’un géomètre psycho-rigide.

On lisait sans effort sur le tableau de bord au second plan, le digital fut-il à ses premiers balbutiements, la vitesse atteinte et le fameux point kilométrique 181. Et de surcroît, apparaissait au premier plan le profil du président de la République de l’époque, François Mitterrand, venu apporter la caution de l’Etat à la France qui gagne et qui roule vite.

« À Saligny, la Force tranquille accélère » écrivit dans « La Vie du rail » Henri Vincenot, cheminot devenu sur le tard l’écrivain alchimo-régionaliste à succès avec « Le pape des escargots » dont les passages chez Pivot, tout en gouaille et en accent de rocaille, garantissaient les meilleures audiences.

Saligny, son PK 181 et le TGV se répartirent donc leur part de gloire éphémère, sachant, comme le répétait à l’envi Thierry Roland, que « tous les records sont faits pour être battus ». La rouille ne s’attaquant pas uniquement aux grilles, le temps fit son office, le TGV atteignit les 400 km/h et le panneau d’entrée « Village le plus rapide du monde » versa au fossé non sans avoir été préalablement perclus de plombs tirés par des chasseurs bredouilles.

Et le record du PK 181 tomba dans les oubliettes de l’histoire. Il aurait dû y rester sans le zèle du nouveau sous-préfet de Beaune-lès-Echezeaux qui, fraîchement nommé, eut la saugrenue idée, dans une pulsion commémorative qui l’enverra à Saint-Pierre et Miquelon, de célébrer, le 4 décembre 1991, les dix années de l’opération « TGV 100 » par un exercice de protection civile. Ledit exercice, destiné à jauger la réactivité des secours en cas d’accident majeur, consistait en un déraillement du TGV en rase campagne, sur un site difficilement inaccessible et hostile.

Autant dire que Saligny, qualifié par le Guide du routard de « gros bourg sans intérêt », avait toutes les vertus pour prétendre à ce plan qui s’avérera foireux. À 23 h 35, le décor était planté. L’opération, tenue totalement secrète, le sera également, quelques heures plus tard. Sur une voie de desserte pour ne pas paralyser le trafic, agonisant sur son flanc gauche, la rame 27 s’était transformée en sarcophage d’où filtraient les « au secours » plus ou moins convaincants de 300 figurants bénévoles.

Dans la salle polyvalente « Marguerite de Bourgogne », l’ancestral téléphone mural hoqueta longtemps dans le vide. Cravate nouée autour du crâne, chemise déboutonnée, le commandant des sapeurs-pompiers n’en finissait pas de zigzaguer entre les tables, en entonnant pour la troisième fois sa chanson fétiche « La fille du bédouin » sous le regard vitreux des pompiers goguenards.

Dans 36 000 communes françaises, le 4 décembre est un jour sacré et arrosé, y compris à Saligny. Les pompiers y fêtent en effet leur patronne, sainte Barbe. Autant dire que quand le commandant finit par décrocher le téléphone au son de son impayable « Allo, à l’huile, j’ouvre les écoutilles » il peina à décrypter ce que lui hurlait le pompier de permanence, scotché au standard de la caserne : « co-co-commandant, y’a un déraillement au PK 181 ».

Tentant de rassembler ses sens et ses mots qui s’étaient à cette heure dilués dans le sauvignon, le commandant réajusta sa cravate, signe que l’heure était grave, et lança à l’assemblée « y’a un déraillement au PK 181 ». Ce à quoi ladite assemblée répondit « putain, pas un 4 décembre ». « Le drame n’a pas de calendrier » bredouilla le maire-vigneron, président de ces récurrentes agapes, dans un emphatique sursaut de lucidité qui ne convainquit personne sauf son épouse, une fausse blonde XXL qui lâcha « mon Dieu, mais où va-t-il chercher tout ça ? ».

Il fallut une heure aux pompiers de Saligny pour chalouper, le pas incertain, jusqu’à leur caserne, distante de seulement 600 mètres. Non loin de là, atteint par les premières températures négatives de l’hiver, le sous-préfet commença vers deux heures du matin à douter de la réactivité des secours. « C’est singulier » s’étonna-t-il dans un phrasé ampoulé, « mais c’est sans doute lié à la fatigue, j’entends au loin comme une meute chantant : un régiment de fromage blanc partait en guerre contre le Camembert ».

Le pompier de Saligny avait l’alcool fredonnant. Alertée pour immortaliser le moment et, le cas échéant, glorifier la ponctualité et l’efficacité des secours locaux, la presse avait depuis belle lurette fait demi-tour non sans s’être inquiétée du rapport somme toute élastique entre la proximité d’un centre de secours et la promptitude de ses pompiers à être rapidement sur place.

Seul le stagiaire de l’AFP qui traquait le CDI comme d’autres la truite fario les jours d’ouverture avait décidé de taper l’incruste, justifiant son entêtement par la nécessité « de faire un lead pour le desk ». « Pas de souci, mais nous sommes sur un cas de figure extrêment complexe, c’est une grande première sur la ligne TGV, on peut faire un bilan téléphonique demain » grelotta le représentant de l’Etat, soucieux d’échapper à la médiatisation de ce qui commençait à ressembler à un fiasco.

Les cris d’horreur lancés par les prétendus blessés prisonniers de la tôle prirent au fil des minutes des accents de vérité, accréditant au passage l’aphorisme de Pierre Desproges : « Froid de décembre, cache ton membre ». Les quelques autorités militaires de faction au PK 181 ouvrirent péniblement les portes de la rame sensées être libérées à la disqueuse par des pompiers de plus en plus fantômes et servirent le vin chaud destiné à célébrer joyeusement la fin de l’exercice.

Sur le siège 21, un amputé factice non dénué d’humour osa, la morve au nez : « si votre vin chaud est fait au sauvignon, contactez plutôt les Pompes funèbres, on gagnera du temps ». Vers trois heures du matin, éprouvant sans s’en douter le climat de sa future destination, entendez Saint-Pierre et Miquelon, le néo sous-préfet, de guerre lasse, résuma en trois points la situation, comme on lui avait appris à l’ENA (promotion Jacques-Cartier, ça ne s’invente pas).

D’un, la topologie du PK 181 fut-elle inhabituelle et son accès accidenté, les pompiers, trois heures trente après l’alerte, auraient dû déjà avoir effectué les quatre kilomètres à vol d’oiseau séparant la caserne du déraillement. De deux, il convenait, pour des questions de survie, de libérer les 300 victimes volontaires dont l’impatience attisée par le froid et le vin chaud, commençait à lui siffler drue aux oreilles. De trois, l’arrivée des pompiers de Saligny fut-elle imminente, la désincarcération des blessés, leur tri selon les états de gravité et leur ventilation vers les hôpitaux régionaux auraient transformé l’exercice de nuit en exercice de jour.

On sortait là sacrément du cahier des charges. « Personne n’imaginerait Saint-Exupéry livrer à son éditeur « Vol de jour » au prétexte qu’il aurait pris du retard » s’auto-persuada le sous-préfet. Lequel frôla malgré son jeune âge un mélange d’apoplexie et d’AVC quand il s’enquit auprès du standardiste de la caserne de la localisation des sapeurs-pompiers de Saligny.

- « Ben ça fait une paille qu’ils sont rentrés du PK 181 monsieur le sous-préfet. Y’avait rien. D’autant que là, peut pas se passer grand chose à part une chute de balançoire, c’est juste l’aire de Maison Dieu. Encore une fausse alerte, comme le fameux essaim géant de bourdons chinois le 15 août dans la châtaigneraie du haut du bourg. Non mais, nous faire un canulard un 4 décembre tout de même, un jour de Sainte-Barbe ».

À six heures du matin, ce 5 décembre 1991, une dépêche AFP titrée « Saligny, le village le plus lent du monde », tintinnabula sur les télescripteurs des rédactions. On y apprenait que douze heures après avoir été alertés, les pompiers locaux n’avaient toujours pas rallié le PK 181 où un exercice de la protection civile simulait un déraillement de TGV organisé à l’occasion des dix ans du record du monde de vitesse.

À sept heures du matin, l’éphémère Premier ministre Edith Cresson se fendit d’un coup de fil assassin à l’endroit du néo sous-préfet pour lui rappeler l’inconvenance d’un exercice nocturne un jour très sanctuarisé comme l’est la Sainte-Barbe. Coup sur coup ledit sous-préfet découvrit ce qu’était la patronne des pompiers et sa future affectation : Saint-Pierre et Miquelon. « Pas de problème madame le ministre » s’ébroua, semi-comateux, le sous-préfet, j’ai toujours apprécié les pingouins ».

À huit heures du matin, Michel Delebarre, ministre des Transport, qui sortait d’une Sainte-Barbe sévèrement houblonnée avec les pompiers de Dunkerque, fit faxer au commandant des pompiers de Saligny le message suivant : « Monsieur, je sais votre dévouement à la sécurité des biens et des personnes, votre parcours professionnel l’atteste et honore votre corps de métier. Mais permettez-moi de vous préciser que tout déraillement, fut-il simplement simulé dans le cadre d’un exercice de la Protection civile, a forcément lieu sur une voie ferrée et que vos recherches, que je pense autant vaines que scrupuleuses, sur l’autoroute A6, vous ont éloigné de l’endroit réel, à savoir le PK 181 de la ligne TGV, où 300 blessés et un représentant de l’Etat attendaient d’être délivrés. Je vous remercie de vous rapprocher de mon cabinet pour justifier les raisons de vos errements le jour où toute une nation célébrait ses soldats du feu ».