AUXERRE TV entame la publication d'une série de nouvelles diffusées au cours de l'été. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping

 

L’arbre de Grognon

 

 

 

Une nouvelle de Suzanne DEJAER



   « L’arbre de Grognon a été abattu cette nuit par la tempête. Un énorme éclair, et le pauvre a hurlé, s’est fendu en réveillant tout le voisinage, et s’est affaissé pour mourir… ». La voix de ma mère est vibrante de ce timbre grande nouvelle, avec une pointe de chagrin et une généreuse pincée de stupeur. Les tempêtes de cette vigueur ne sont pas l’habitude…


   Elle m’appelle chaque samedi matin à 10 heures. Pour elle il est déjà 16 heures, puisqu’un océan nous sépare, un océan de souvenirs, de choses à raconter. Et je sais qu’elle est bien calée dans son fauteuil de cuir usé et décoloré, le corps moelleusement soutenu par ses coussins fleuris. Sa tasse de thé est devant elle, avec un spéculoos posé sur la soucoupe qui se réchauffe d’un côté, et j’entends faiblement le petit choc rythmique de sa cuiller contre la porcelaine laiteuse. Et j’entends aussi ces petites vagues de rires tendres et complices entre nous, qui chaque semaine nous affirment que l’éloignement n’est que géographique, car liée au cordon ombilical du téléphone je respire presque son odeur ainsi que celle du Darjeeling sucré, et sa voix me dit tout de son entrain, de la couleur de sa peau, de l’éclat ou de la fatigue de ses yeux.


   Le tilleul de Grognon ? Abattu par la foudre… oh ! Ses ailettes et fleurs odorantes avaient rempli la gouttière longeant la fenêtre de ma chambre pendant des années, plongeant sur la table de nuit et le tapis les jours plus venteux. L’arbre à pince-nez. L’arbre contre lequel j’avais échangé mon maladroit premier baiser, pétrifiée à l’idée que ma mère pouvait nous voir, Gérard et moi, dépasser du tronc rugueux. Celui que la seule chouette du coin avait choisi comme guérite de nuit, régurgitant des pelotes que j’apportais fièrement en classe. L’arbre de Grognon, notre chien ainsi nommé après qu’on lui ait offert un jouet qu’il chérissait en nous montrant les dents, babines retroussées et les deux yeux luisant de fureur. On avait dû le lui kidnapper et ne plus jamais lui en offrir, pour le libérer de sa psychose meurtrière. Et jamais plus il n’avait été grognon, redevenu miraculeusement la boule frémissante de joie que nous connaissions, qui se ruait sur le tronc de ce majestueux tilleul en sortant de la maison, pour le bénir de son jet impatient avant de trotter à la rencontre du vaste monde, se grisant de ces odeurs qui n’étaient pas celles du jardin, moi derrière lui avec la laisse, ou grattant avec vigueur toujours au même endroit. « Tu veux aller en Chine, Grognon ? » demandait ma mère. C’était la légende, il préparait son tunnel. On rebouchait, enfonçait une pierre – toujours la même, et il oubliait la Chine pendant quelques mois.

 


   « Tu aurais vu les rafales, ce n’est pas étonnant ! Il a expiré sur la voiture de l’ami Pierrot, et pas sur ma maison. C’est devenu une sorte de boulette de papier cadeau avec des éclats de verre. Il était catastrophé, le pauvre, et moi soulagée mais j’ai affiché la compassion chrétienne attendue. Après tout il n’était pas dedans, et c’était une horreur, cette voiture de clown dans le quartier. Ce bon vieux tilleul nous a rendu un dernier fier service… ». Elle rit, sans malveillance, mais elle rit. Albert Lamy, que nous surnommions l’ami Pierrot, a – avait - en effet une Twingo avec peinture spécialement faite pour lui. Psychédélique. On s’attendait à en voir sortir une fumerole de cannabis, à y entendre chatouiller la cithare indienne. Mais c’est la seule excentricité d’Albert Lamy qui doit avoir un problème de personnalité, et est en réalité aussi insipide et transparent que de l’eau plate. Et Madame Albert Lamy est la parfaite bourgeoise de Chabrol, collier de perles et la coiffure qui lui allait bien jeune et ne lui va plus parce que jeune, elle ne l’est plus. Mon rire se joint à celui de ma mère, qui continue sur le sujet, avec le débitage du malheureux arbre qui a déjà commencé dans l’après-midi, le cœur du tronc qui était d’un étonnant brun soupe aux lentilles, mais les feuilles qui respiraient la santé malgré tout, les racines qui avaient éventré le sol et ressemblaient à la tête de Méduse.


   Exit donc la voiture de clown du quartier… Le quartier. Oui, ma mère l’a toujours considéré plus à elle qu’aux voisins, car elle, elle est née dans la maison, a connu l’avenue comme une simple allée alors bordée de saules et longée par un ru. C’est après la guerre qu’on a asséché le ru, agrandi l’allée que l’on a alors plantée de jeunes tilleuls, et morcelé les terres de son oncle Servais pour les vendre par parcelles. L’oncle Servais s’est alors retiré à la Côte d’azur, et deux rangées de maisons « art déco » ont jailli de part et d’autre de l’allée, rebaptisée avenue. Seule la maison de mes grands-parents conserva un terrain qui en faisait tout le tour, et donc un jardin quatre fois plus grand que ceux des autres.


   Mes grands-parents continuèrent d’habiter dans un environnement qu’ils ressentaient un peu comme « envahi » et où ils faisaient figure de snobs et de gros richards, ce qu’ils n’étaient pas : ma grand-mère était la sœur de l’oncle Servais, l’argent venait de ce côté-là, et mon grand-père avait été qualifié de bon à rien coureur de dot par sa famille. Et ma foi… il était vrai que l’argent de bonne-mammy avait eu sa part dans l’empressement de bon-papa, mais l’amour n’était pas absent. Et même… il arrivait qu’il nous saute au nez avec un zeste d’indécence, cet amour, quand bonne-mammy s’exclamait d’un air ravi et faussement indigné « Quoi, Rodolphe ? A ton âge ! Ce soir aussi ? » après qu’il lui ait chuchoté quelque chose en lui massant l’arrière du cou. Elle était naïvement convaincue que personne ne pouvait savoir de quoi elle parlait, ce que démentaient nos coups d’yeux à la fois gênés et amusés.


   Bon-papa n’avait jamais fait grand-chose « de bon », c’est-à-dire de rentable aux yeux de l’oncle Servais, qui aidait généreusement sa sœur, laquelle n’en était aucunement humiliée car, disait-elle, après tout elle ne demandait rien. Heureuse, elle l’était, et aurait pu l’être sans doute avec moins de moyens, mais elle aimait – à la grande indignation de son frère bienfaiteur – offrir du beau à son Rodolphe coureur de dot. Bon-papa était plus sensible qu’elle au plaisir de manger dans des pièces dont la tapisserie était peinte à la main dans des ateliers anglais. Il chérissait et portait fièrement son épingle à cravate « sans prix » comme il le disait avec un clin d’œil heureux. Il aimait ses cigares, son porto (qu’il prononçait Port’, à l’anglaise), son salon Adams capitonné, ses chaussures faites sur mesure, le couple de domestiques, l’Imperia rutilante dans le garage. Quand la Kommandantur la lui confisqua pendant la guerre, il en fit une jaunisse.


***


   Bonne-mammy et lui avaient eu deux filles, maman et sa sœur Mathilde, et ils ne se sont jamais remis de la disparition de Mathilde. Personne ne s’en remit. Partie sans un mot. Amoureuse peut-être, avait-elle dit à maman, sa sœur aînée, mais elle ne pouvait dire de qui, pas encore. Pas encore. Maman se souvient avoir cherché à savoir.


   A l’époque leur paysage s’effondrait déjà. L’étang asséché comme le ru, les bouleaux arrachés. Certains terrains à peine vendus montraient leurs tripes de boue, leur vomi de mottes d’herbe. Des hommes venaient prendre des mesures. Un bosquet de cèdres pleurait sous la scie non loin de leur jardin qui lui, restait inchangé, comme un oasis miraculé, avec ses parterres de lupins, les bordures d’iris qui n’étaient pas encore en fleurs, les rosiers en arcade autour d’une petite tonnelle, les chemins dallés d’ardoise pâle courant entre les pelouses soyeuses.


   Mathilde était heureuse, inhabituellement heureuse. Pourtant elle semblait peu intéressée par le jeune Raymond qui l’avait accompagnée deux fois déjà au bal du cercle littéraire, et tout à fait indifférente à Marcel, leur cousin éloigné. « Non mais, vous avez-vu ses oreilles ? » avait-elle pouffé un matin alors qu’on en parlait. Maman, d’après ses propres dires, en pinçait alors pour Jacques, le frère aîné de Raymond, ainsi qu’un peu pour un certain Philippe. Finalement elle n’épousa ni l’un ni l’autre car ce fut papa qui balaya d’un regard de ses yeux fauves les bons et gentils Marcel et Raymond. Ses yeux fauves, oui.


   On ne m’en a pas tellement parlé, de la disparition de tante Mathilde, qui n’est ma tante que généalogiquement puisque morte bien avant ma naissance. Les photos montrent une jeune fille au visage rond, au sourire malicieux pourtant contenu comme le voulait l’époque. Mais si les lèvres pulpeuses ont suivi l’injonction de ne pas trop s’étirer, la commissure a un zeste de joie impertinente, tout comme le regard. Maman a toujours eu du mal à revenir sur cette période. Elle se reprochait de ne pas avoir forcé les confidences, de ne pas avoir arraché un nom, un indice. Car jamais Mathilde n'aurait voulu s’en aller de cette manière. Elle devait rêver d’amour, de vie heureuse, d’une annonce triomphale faite aux siens qui auraient applaudi de surprise et de joie. On ne disparaissait pas ainsi, dans ces milieux, à cette époque. La théorie du vagabond assassin n’était même pas envisagée. L’amoureux peut-être oui, il avait existé, et gardait son mystère. Il avait dû l’emmener, mais où ? On ne pouvait imaginer Mathilde suivant un parfait inconnu, un jeune homme dont on n’aurait rien su. Où, d’ailleurs, l’aurait-elle rencontré ?


   Mathilde et maman se quittaient rarement, et sortaient principalement en famille. Bon-papa n’avait qu’une sœur, une pétulante vieille fille qui les invitait pour des leçons de bonne cuisine avec trois fois rien. Des sorties en voiture avec oncle Servais et son épouse, tante Dédelle, cette dame née vieille semblait-il, et démunie de tout autre charme que celui que ses vingt ans lui avaient généreusement donné. La jolie jeune fille au long cou, au regard sérieux et au maintien d’impératrice s’était éteinte une fois mission accomplie : trouver un mari. Sans avoir une once de méchanceté en elle, et armée de la volonté de bien tenir son rôle, elle n’était pas une tante antipathique mais l’attachement qu’on éprouvait pour elle était dû à la compassion plutôt qu’aux élans de l’affection. Oncle Servais et tante Dédelle n’avaient pas eu d’enfants et étaient très attachés à Mathilde et maman.


   Il y avait eu des soirées aussi, mais pas beaucoup, elle avait juste 17 ans et tout était bien innocent encore. Elle n’y allait qu’accompagnée de membres de la famille ou, à défaut, des mères de ses amies. Des promenades avec des cousins ou des amies de classe.
   La guerre, par ailleurs, avait réduit toutes ces sorties et l’accès au luxe. On emportait ses tartines en promenade, on retournait ses vêtements, on raccommodait, on chauffait moins, et les parterres de lupins et tulipes étaient hérissés de plants de pommes de terre et de carottes ou poireaux.


   Bien sûr, on avait même fini par envisager un soldat, qu’elle aurait pu rencontrer. Mais où ? Et comment croire qu’elle se serait autant détournée de tout ce qu’on lui avait appris et se montrer imprudente au point de la bêtise ? Rien n’avait de sens et si pendant quelques années – surtout les premières semaines - l’espoir de recevoir une lettre ou de la voir revenir subsista, dans la réalité… tous sentaient que quelque chose d’horrible et irrémédiable avait eu lieu.


   Un matin elle n’était plus là. Partie sans rien emporter. Sans dire à maman, sa sœur et confidente, qu’elle partait, ce qui était la raison de la herse qui tombait dès qu’on abordait le sujet. Maman n’avait pas compris, et ne comprend toujours pas. Et Bonne-mammy lui en voulait de ne pas avoir su, de ne pas dire ce qu’elle savait certainement. Bon-papa avait fondu. Il était un bon à rien coureur de dot, oui, mais il adorait ses filles, et sa femme. Il avait cherché comme un fou, sauvagement interrogé toutes leurs connaissances, les amies d’école ou de pension, les cousins, maman, maman et encore elle. Il avait fait une chute dans l’escalier et en était mort, inexplicablement, deux jours plus tard. « Il n’avait plus envie de vivre sans une de ses filles » avait expliqué bonne-mammy qui paraissait bien proche de la même idée. Mais elle avait survécu encore près de dix ans.


  Oncle Servais et tante Dédelle étaient devenus gris. Gris comme la cave, me disait maman quand elle acceptait d’évoquer ces moments. Eux aussi cherchaient partout, soupçonnaient tout le monde. Hâtèrent leur départ à la Côte d’Azur, trop brisés pour subir le vide plein de questions que le départ de Mathilde laissait. « Elle est encore venue l’après-midi-même pour prendre le thé avec moi », expliquait tante Dédelle, le nez rouge d’avoir sangloté. J’ai remarqué quelque chose, mais je ne sais quoi. Elle riait toute heureuse et puis me prenait dans ses bras, appuyait sa joue sur la mienne comme si brièvement elle partageait un chagrin avec moi… Elle savait qu’elle nous briserait le cœur… ».


   Elle avait bien eu un amoureux peut-être, oui, mais pour une raison que personne ne connaîtrait jamais, elle n’était plus de ce monde. Maman le sentait, ainsi que ses parents.


***


   Je ne m’attendais pas à me sentir presque triste de la fin spectaculaire de l’arbre de Grognon pendant la journée. C’est une nouvelle miette de ce qui représentait les jours anciens de notre famille qui s’en va. Certes, Monsieur Lamy doit le maudire, ce pauvre tilleul qui avait si bien caché sa fragilité. Je ris toute seule en imaginant son affreuse Twingo réduite à l’aspect d’une boulette de papier cadeau. Mais on peut compter sur  lui pour, une fois réconcilié avec le sort et désormais certain qu’aucun sale arbre – car que d’allusions il avait faites sur notre sale arbre qui nécessitait qu’il fasse nettoyer toit et gouttières tous les ans… - ne viendrait plus se coucher sur son nouveau symbole de rébellion, il choisisse une autre voiture pour être l’ambassadrice de son affreux côté … anti-conventionnel. Madame Lamy-Chabrol, elle, a sa petite voiture couleur marron glacé qu’elle range dans leur garage comme elle doit remettre son solitaire dans son écrin tous les soirs…


   Cet arbre contenait toute une époque. Celle de l’après-guerre. Il avait grandi dans la paix, aligné avec d’autres dont certains avaient disparu. Pollution, accident  de voiture, maladie, et la foudre pour deux d’entre eux. L’avenue est maintenant bordée de façon très aléatoire et parfois de troncs coupés d’où jaillissent de nouveaux jets indisciplinés. Mais elle conserve l’allure d’une avenue. Maman se souvient de les avoir vus arriver, ces jeunes arbres dont les ramures des survivants atteignent aujourd’hui la hauteur les fenêtres des seconds étages. Ils n’avaient pas toujours été plantés assez profond et l’oncle Servais, ivre de l’absence inexpliquée de Mathilde, avait rageusement fait de son mieux pour élargir et approfondir les trous, et surtout les haubaner convenablement. « Il s’indignait que l’on ait confié le travail à des trop jeunes, qui n’avaient pas la pratique, et il me semble me rappeler qu’en effet certains des arbres, mal soutenus, penchaient comme des ivrognes… ».


   Il se détachait aussi difficilement de ce qui avait été son « domaine », se sentant responsable des changements apportés. Si on l’avait écouté, il aurait interdit la construction de certaines des maisons dont souvent le dessin des façades heurtait son goût. Toute cette indignation et ces travaux de jardinier qu’il faisait, en nage et en rage, semblaient absorber un peu de son désespoir, et il se relevait parfois avec des larmes striant son visage affreusement vieilli et creusé, regardait maman et murmurait en reniflant « Je n’arrive pas à m’y faire… je ne peux pas ! ».


   Leur déménagement, à lui et tante Dédelle, était prévu pour peu après, et il avait une sorte de hâte acharnée à contrôler au mieux ce qu’il pouvait encore. Il laissa à maman toutes ses actions Vieille Montagne, celles qu’il lui destinait et celles qu’il destinait à Mathilde. « Garde-les pour elle, si elle revient n’oublie pas que tu es responsable de sa part… »


   Moi, je n’ai connu que tante Dédelle, bien seule dans son spacieux appartement de Monte-Carlo, veuve et perdue dans ce nouveau lieu qu’ils avaient espéré savourer à deux et dont elle n’avait plus aucune faim. Mais revenir était hors de question : leur vie là-bas n’existait plus, le domaine abritait d’autres existences, avait un autre tracé… une page avait été tournée et ne pouvait se tourner dans l’autre sens… Nous allions lui rendre visite, et sa tristesse rendait le soleil étouffant, les cactus de sa terrasse hérissés de méchanceté, les persiennes closes de son appartement hostiles comme des portes de caveau. Elle était contente de nous voir mais n’avait que des regrets à aligner, et même les jours heureux qu’elle évoquait avaient une teinte lugubre puisque leur temps était éphémère, compté, mesuré. Or elle avait partagé 25 ans de vie avec oncle Servais, mais il ne semblait rien en subsister qui ne soit entaché d’amertume.


   Le jour de son mariage ? Heureuse comme une sotte, si j’avais seulement su ce qui m’attendait… Leur vie fastueuse ? Oui c’était bien mais en regard du reste… c’est inexistant. Les vacances confortables qu’ils passaient à deux ? C’est encore plus triste d’y penser quand ça n’existe plus… L’humour et la générosité d’oncle Servais ? Ça avait fondu comme la peau sur son corps… qui sait qui il était vraiment, finalement ? Le chagrin que sa perpétuelle amertume engendrerait chez son défunt époux s’il le savait ? Oh… qui pourrait ne pas être amer dans ces circonstances ? Lui aussi est parti dans une longue tristesse…


   Nous partions de là avec le besoin impérieux de nous engouffrer le plus rapidement possible dans une gaité estivale et foncions dans un restaurant, avec papa qui faisait mine de s’éventer pour chasser la chape de larmes qui nous étreignait, et nous commandions du vin, plaignions un peu la pauvre vieille tante Dédelle et la critiquions pour son goût du malheur.
   Pauvre oncle Servais qui n’avait pas eu de chance d’épouser ce bonnet de nuit larmoyant, elle n’avait vraiment rien pour remonter le moral d’un homme, finalement, et c’était un bienfait qu’elle n’ait pas eu d’enfants car ils auraient passé leur vie à pleurnicher. Pauvre oncle Servais qui lui, était bon, gourmand de la vie, facétieux aussi.


***


   « Maman ? Que se passe-t-il ? » Car cette fois elle n’a pas tenu compte du décalage horaire, et m’a appelée alors que chez elle c’est un timide 11 heures du matin qui clignote sur son réveil mais moi, j’émerge de la nuit et le jour n’est pas levé. Une étoile tremble encore entre les deux rideaux un peu disjoints par l’air nocturne. Mais elle pleure et la peur m’a jetée hors du lit, fait enfiler une robe de chambre et surtout a lissé toute fatigue de mon être. J’ai eu du mal à la comprendre, et ai dû l’inciter au calme…
   Elle s’était levée au bruit d’une pelleteuse au pied du tilleul déraciné, et d’un remue-ménage devant la maison. Des gyrophares, un cordon de police, des voisins déjà agglutinés dans un petit groupe compact de peignoirs en polaire surmontant des pantoufles de la taille de coussins. Elle est tellement choquée que seule l’ironie lui donne une sorte de stabilité. « Tu devrais voir celles de l’ami Pierrot : imitation coiffe de Davy Crockett montées sur raquettes de neige… ».


   Elle, elle s’est habillée. Pour me donner du temps. Et quand elle est sortie de la maison, elle a franchi la porte du jardin, et s’est tenue à distance, n’a rien eu à demander, parce que c’était comme si l’arbre le lui disait. C’est Mathilde. C’est Mathilde que Grognon reniflait et cherchait à déloger quand il partait en Chine, c’est Mathilde dont on protégeait la cachette en remettant, inlassablement la même pierre. C’est Mathilde qu’on ne cherchait plus. C’est Mathilde qu’on ne savait où pleurer, où la fleurir, où lui parler. C’est Mathilde que l’oncle Servais avait placée là, haubanant le tilleul avec des larmes sur les joues après avoir malmené les autres arbrisseaux pour ne pas attirer l’attention sur cette tombe où reposait une bien-aimée.


   Mathilde dont jamais on ne saura la fin exacte. Mais qui, détail parlant d’un châtiment éternel pour lequel on n’osait demander pardon, était ensevelie avec une vieille bible toute moisie. Mais maman pleure autant de soulagement de savoir où était sa sœur – et je n’ai pas besoin de test ADN pour savoir, je sais… - que de la douleur qui remonte, intacte, avec la violence d’un jaillissement de lave, ses remords de n’avoir pas questionné, compris, deviné, et le souvenir de tous ces jours heureux brisés autour de ces ossements sales et nus qu’un dieu fou a exposés au moyen d’une tempête.
   « Oncle Servais était si bon…et Tante Dédelle une pleureuse née mais pas méchante. Ils aimaient Mathilde, tous les deux. Lui trop… je le comprends maintenant. L’amoureux peut-être, c’était lui et son affection qui ne trouvait pas son écho auprès d’une épouse atone. Pauvres gens et pauvres de nous, mes parents qui ont commencé à mourir, et moi qui toujours me suis reproché tant de choses… » Elle pleure en litanie comme on récite un chapelet, hypnotisée par le choc. « La pauvre petite, qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Un accident sans aucun doute… et tante Dédelle, la malheureuse femme… a-t-il mis le fardeau de la confession sur ses épaules déjà encombrées de tant de croix ? »


  Et moi je pense que sous ces racines arrachées se trouve la réponse partielle, la fin d’un manque, l’assurance que Mathilde n’est pas partie bien loin. En silence, dans le sol qui l’absorbait, la polissait, la protégeait et un jour la rendrait au monde, elle a continué de hanter tous ceux qui l’avaient couronnée de leur amour. Et l’idée me vient d’installer là, plus tard, un joli banc, que l’on appellerait le banc de Mathilde. Avec le temps qui transforme et déforme un peu tout, naîtront des légendes. Une belle jeune fille triste peut se voir certaines nuits de pleine lune, assise sur le banc et pleurant son fiancé soldat. Le banc est fait par un vieux menuisier avec le bois de l’arbre sous lequel on a retrouvé le corps – miraculeusement conservé – d’une jeune fille enlevée puis assassinée. Mathilde était une espiègle et séduisante créature qui fut empoisonnée par une rivale si laide qu’on l’appelait la haridelle.
   Je le sais, maman vit son deuil réel…mais avec la conscience que tout ça s’est passé il y a une vie et demi, et elle reprendra pied. Je vais rentrer pour mon prochain congé. En attendant je vais contacter la commune pour ce banc…