AUXERRE TV publie à la faveur de l'été une série de nouvelles et de poésies. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping

 

 

Insoutenable frivolité

 

Une nouvelle de Pedru-Felice Cuneo-Orlanducci

 


 

Pedru-Felice Cuneo-Orlanducci : Né en 1987 à Bastia, et après des études en environnement, Pedru-Felice Cuneo-Orlanducci fait aujourd’hui du conseil en environnement en temps très partiel, à la recherche de stabilité professionnelle le reste du temps, et auteur pour son propre plaisir. Son premier recueil de nouvelles en son nom propre, « Les rêveurs des deux tours », a été édité en avril 2016 aux Editions Colonna. Depuis, il continue d’écrire, et ce n’est pas fini.

 

 

Insoutenable frivolité

  

Une pâle lueur traverse la fenêtre du Grand Salon, et rebondit avec peine sur les bougeoirs en laiton. Toute la pièce semble flétrie et anachronique, comme une ruine d’un temps très ancien qui n’a plus aucune raison d’exister encore. Assise sur une bergère de prix, une jeune femme tire quelques bouffées de cigarette. La cendre retombe et se disperse sur le splendide tapis persan à ses pieds. Elle soupire. Assignée à résidence, elle attend la suite, l’esprit absent et le coeur vide. Il n’y a personne à ses côtés, et personne pour la plaindre. Au dehors au contraire, elle imagine facilement la foule qui ne songe qu’à la lyncher. Quoi d’étonnant à cela ? Elle sait bien qu’elle a fauté, que les gens la haïssent. D’ici peu, elle risque même de payer le prix de ses crimes, à présent que le glaive de la Justice vient de changer de mains.

Son esprit desséché, comme détaché de l’instant présent, s’attarde sur la dorure des meubles. Un vague souffle de nostalgie l’étreint. Elle se revoit, au bras de l’homme le plus puissant du pays, en tribune d’honneur à présider des cérémonies grandioses. Un sourire fugace effleure ses lèvres puis s’évanouit. Cela n’était que la vanité que l’on couronnait. Comment a-t-elle pu être aussi stupide ? Elle n’a pas la réponse, et ne sait même plus trop si elle a eu tort ou raison, et à quel moment elle s’est engagée sur la mauvaise voie. Tout est allé si vite. Cinq années de folies, au coeur du vortex, au plus haut sommet de l’Etat. Cinq années à côtoyer des dieux aujourd’hui déchus. Cinq années d’une troublante intimité, à découvrir leurs secrets, leurs petites combines et leurs minables faiblesses. Comme ils étaient prétentieux de se croire les maîtres de la création. Comme elle fut stupide de se prêter à un tel jeu quand le peuple gémissait sous le joug. Elle se désespère de n’avoir rien voulu voir, mais il est trop tard aujourd’hui.

Son homme est mort, une semaine auparavant. Tué par les émeutiers qui ont envahi le palais. Le peuple s’est révolté, et l’armée s’est mutinée. Ils ne lui ont pas laissé la moindre chance. Il n’a même pas eu droit à un procès. Mais après tout, c’est peut-être mieux ainsi. C’est une logique qu’il aurait pu avoir, lui qui n’a jamais eu de scrupule à faire éliminer un opposant ou un gêneur. On peut dire qu’ils sont nombreux, les "disparus sans laisser de trace". Les exécutés aussi. Son mari n’a jamais manqué de laquais zélés comme exécutants. Tout cela n’était pas très glorieux, mais elle a toujours tenté de se convaincre qu’elle s’en moquait. Aujourd’hui, elle n’en est plus très sûre.

 

Frivolité... (D.R.)

Sa faute est immense, et rien ne peut l’en absoudre. Une voix de juge résonne dans sa tête. Elle est coupable. Coupable d’une intolérable légèreté, coupable d’avoir aimé, ou d’avoir cru aimer, et au nom de cela, de s’être accommodée de tant de choses horribles. Certes, elle n’a jamais rien cautionné. Pour autant, elle n’a jamais rien condamné non plus, préférant détourner le regard, et faire comme si ces choses-là n’avaient pas existé. Comment oublier une telle lâcheté ? C’est impossible. Elle le sait bien. Quel que soit son avenir, elle s’est maudite pour l’éternité. Où est passée son humanité ?

Sa cigarette touche à sa fin et lui brûle le bout des doigts. Elle étouffe un cri, puis va se resservir, en vain. La boite en or qui trône sur la cheminée ne contient plus que quelques cigares cubains, comme ceux que son mari affectionnait. Il n’en fumait pas souvent, seulement dans les grandes occasions, et les partageait parfois avec ses ministres. Il ne dédaignait pas non plus un brandy, à l’issue des réunions de travail, qu’il buvait avec beaucoup de glace. Il possédait par ailleurs une belle collection de bouteilles rares dont il était très fier. Vraiment, cet homme avait été un esthète. C’était l’une des choses qui l’avait séduite chez lui. Longtemps elle s’en était réjouie, considérant le bon goût de son mari comme une preuve supplémentaire qu’elle était quelqu’un de valeur.

En désespoir de cause, elle s’allume un cigare, mais l’odeur qui s’en dégage la fait tousser et lui donne la nausée. Elle grimace et le repose. Impossible pour elle de le continuer. C’est insupportable. Mais l’atroce fumet se répand tout autour d’elle, et lui évoque un éventail de souvenirs heureux, qu’elle cherche à enterrer. Pourquoi faut-il que cela revienne maintenant ?

La porte du grand salon tremble, puis s’ouvre, presque à l’improviste, sans aucun valet pour annoncer le visiteur, et un homme seul pénètre dans la pièce. De taille moyenne, il porte un habit sale et déchiré que la jeune femme identifie aussitôt comme un uniforme de commandant. C’est le premier officier supérieur qu’elle voit depuis quelques jours. Comme la plupart des membres de l’armée, il a probablement rejoint la rébellion, avant ou après l’éclatement de la révolution. La jeune femme s’interroge vaguement sur cette question, ou sur l’objet de la visite. L’attente est désormais terminée. Elle va sans doute devoir payer.

 - Madame Laurencia Keldernolk ?

La voix de l’intrus est courtoise, sans plus. Comme si elle était restée maîtresse des lieux, Laurencia se lève pour le recevoir.

 - Commandant.

 - Je suis venu vous annoncer que le Conseil de Transition a pris une décision vous concernant.

Laurencia soupire. Le moment tant attendu est arrivé. Son assignation au palais a été beaucoup trop douce, au regard des crimes du régime. Elle va enfin connaître son sort. Pourtant, cela lui importe peu, car elle n’a plus aucun espoir, hormis celui d’en finir au plus vite. Comme elle l’a toujours fait, elle s’efforce de ne pas montrer la moindre émotion, de rester digne, dans son rôle, jusqu’au bout. Alors, avec beaucoup de détachement, elle demande :

 - Soit. Quelle est donc la date de mon procès ?

 - Il n’y en aura pas. Vous êtes libre de toute inculpation. Il n’y a pas de charge contre vous.

Un coup de tonnerre retentit dans l’esprit délabré de la jeune femme, qui n’a pas prévu cette éventualité. Ces gens-là sont-ils donc si peu rancuniers ? Pourquoi n’est-elle pas mise à mort ou emprisonnée ? Quelques secondes lui sont nécessaires pour redevenir maitresse d’elle-même, et recouvrer sa froideur protocolaire, qu’elle utilise pour souligner :

 - J’ai pourtant été au plus haut sommet de ce pays.

L’officier semble presque agacé par cette remarque.

- Non. Vous n’avez jamais été au sommet de quoi que ce soit. Vous avez été la compagne du tyran, et puis c’est tout ! Vous, qu’avez-vous fait ? A ma connaissance, rien. Ni en bien, ni en mal. Vous êtes donc libre de quitter les lieux, et de partir à votre guise. Le Conseil de Transition a autre chose à faire que de perdre son temps à juger des crimes imaginaires. Cessez donc de vous prendre pour le centre du monde madame !

Puis, avant même de lui laisser le temps d’ajouter le moindre propos, il achève :

- Vous êtes libre de partir madame. Mais un conseil : essayez de disparaître. Ne mettez pas la justice populaire à l’épreuve en étant trop visible.

Ne parvenant pas à croire qu’elle soit graciée, Laurencia Keldernolk n’arrive pas à prononcer le moindre mot. Sans un regard pour l’officier, et plus impressionnée qu’elle ne souhaite se l’avouer par son sermon, elle met son manteau, son châle, et quitte le palais par la petite porte, la tête curieusement haute. Quelque chose est détruit en elle qu’elle ne peut expliquer. Ni coupable ni innocente, elle ne sait plus que faire, et du reste, elle ne sait rien faire. Elle a tellement honte de songer à se plaindre. A trente-cinq ans, la jeune femme se sent déjà si vieille…