AUXERRE TV publie depuis le début de l'été, une série de nouvelles et de poésies. Une manière d'ouvrir une petite fenêtre sur les multiples univers, les mulitples possibles de la vie qu'offre la littérature. Une manière aussi de passer d'un monde à l'autre à l'époque marquée par le zapping


Une nouvelle de Carine-Laure Desguin, parue dans le numéro 93 de la Revue Aura, été 2017.

 

Carine-Laure Desguin aime sourire aux étoiles et dire bonjour aux gens qu’elle croise. Elle écrit des romans, des nouvelles, des poésies et des textes théâtraux.

C.-L. Desguin a vu l’un ou l’autre de ses textes prendre des mouvements inattendus, comme être mis en musique par Ernest Hembersin, être lus par le Box Théâtre de Mons et l’Académie des Arts et de la Parole de Marchienne-au-Pont, ou encore être slamé par elle-même et dès lors figurer sur un CD collectif. Et c’est tout cela qu’elle aime, que ses textes s’envolent …

 

Tout ça, ça devait arriver

 

Tout ça, ça devait arriver. Y’avait comme des effluves de thriller qui flottaient dans l’air de cette baraque-ci.

Trop lisse, il était trop lisse. Un corps sans égratignure. Pas une seule griffe, aucun ecchymose. Une cervelle sans couac. Pas de raté, pas une seule pète de toute sa scolarité, rien. Les traits rouges sur son bulletin, il avait jamais connu ça. Il était le garçon-super-héros-en-tout et moi, sa sœur cadette, le vilain-petit-monstre. Tout son contraire, à une vitesse exponentielle. Les yeux exorbités, les profs me demandaient dix fois de suite si j’étais bien la sœur de. Je devais suivre son exemple, celui d’un gosse qui déconne jamais, qui sait d’office que le carré de l’hypoténuse et blablabla, que tout corps plongé dans un liquide et blablabla. Un gamin, ça remue, merde. Ça gueule, ça fait des nœuds avec des élastiques et ça construit des cabanes dans les arbres. Lui, non, que dalle. Statique devant tout évènement. Un sang froid de Dieu le père. Parfois je le pinçais, je me demandais si ce truc (qui respirait quand même), c’était pas un extra-terrestre ou un avorton de Dark Vador. Pour un peu j’aurais mieux aimé ça, qu’il déboule de Jupiter ou de Mars ou même du centre de la terre. Un gamin, ça cogne, ça saigne, ça fait saigner, ça roule à toute allure, ça fout des trempes aux autres. Et ça en reçoit aussi, pan, bing, pan, bing. Lui, non, rien de tout ça. Du lisse, tout était lisse chez lui. Du matin au soir, scotché sur sa chaise, les yeux rivés sur les ordis et les jeux vidéos. Ah ça, avec mon frangin, m’man avait la paix, elle a jamais dû courir après lui. Il était toujours là, entre les murs de cette baraque à l’apparence bien trop tranquille, trop lisse elle aussi. Les virées entre potes, les soirées au cinoche, les hold-up par-ci par-là et tout ça, au rencard. Ce qu’il aimait grave ? Les ordis, les ordis, les ordis, que ça et rien que ça, les ordis. Pour lui, les nouvelles technos, c’étaient comme du p’tit lait. Il pigeait tout au quart de tour, lorsque m’man lui achetait un nouvel engin, il plongeait dessus les yeux fermés. Abracadabra, un véritable magicien du net. Dans sa chambre, y’avait que ça, des écrans, des claviers, et tous les fils qui allaient avec. On aurait dit une forêt de lianes, tous ces fils. Des fois, je me demandais s’il savait que j’étais là, que je vivais sous le même toit que lui. Ah ça, on s’est jamais disputé. Il me parlait pas, silence radio. Si je raconte tout ça, c’est pour que vous sachiez qui c’était mon frangin. Qui c’était vraiment avant cette journée de merde.

À force de jouer à tout ça, à ces jeux de guerre (je crois que c’étaient des jeux de guerre car des jeux de paix, ça aurait fait moins de boum boum boum pchit pchit), avec je suppose des chevaliers qui tranchaient des têtes, des robots qui bouffaient la planète, des princesses qui chialaient parce que leurs princes avaient renversé leur carrosse, ben tout ça, tous ces jeux, il les a sortis de sa cervelle, et vlan. M’man a lancé, Quelle chance il a, Enrico, tu te rends compte, Fifille ? Sa passion devient son métier, si jeune ! Quel artiste, mon garçon ! Et tout ça sans une seule année d’univ !

Du coup, il descendait même plus becqu’ter avec nous. M’man lui déposait ses macaronis jambon-fromage entre la batterie externe d’un ordi et la clé USB d’un autre machinchose.

Ah ouais, sûr que j’étais quand même assez fière d’avoir un frangin comme ça, putain. Les potes me disaient, C’est bien ton frérot pas vrai ? C’est bien lui qui vient de pondre le GX003 ? On en a parlé à la TV ! Bordel, si ce truc explosait vraiment dans la gueule d’un mec, j’ose même pas y penser ! C’est un génie ce type !

Alors ouais, quand je pense à tout ça, tous ces mots qu’on disait de lui, des mots gonflés à bloc, des mots comme succès fric nanas aux abois, GX003 encore plus swing que GX002, faut pas d’mander quand se pointera le GX0010, c’est pas un cerveau qu’il a ton frangin c’est un ordi, il a combien de puces à la place de ses neurones, tu l’as déjà vu saigner, il s’rait pas bionique des fois ?

Sûr que tout ça, ça en jetait, comme on dit. Sûr aussi que m’mam était super contente. Elle souriait toujours et mettait tout son cœur à lui préparer des macaronis jambon-fromage. Une éducation réussie ! lançait-elle à Miranda, la voisine d’en face, celle qui prenait le bus deux fois par semaine pour aller embrasser son fiston mis au placard depuis des plombes. Moi, d’instinct, je savais que quelque chose clochait, que ça tournait pas rond, que ça déraperait un jour ou l’autre. Il était trop bien, Enrico. Toujours coiffé au quart de millimètre, des sapes nickel, pas une seule tache sur ses loques. Et des taches, tout le monde en a. Si c’est pas à l’extérieur, c’est à l’intérieur. Il respirait jamais l’air pur, il regardait même pas sous les jupes des filles. Sauf sous la jupe de Lisa et ça, j’ai jamais compris pourquoi. Le destin, sans doute. Et il écoutait quoi au juste, comme musique, hein ? Il écoutait rien. Il voulait juste des sons qui collaient d’office à ses jeux, des musiques qui vrombissaient bizarre, qui brisaient tout sur leur passage, des musiques qui explosaient, c’est ça, c’est ça le mot, exploser. Alors oui, ça devait arriver un truc pareil, tout bien réfléchi. Quand j’y repense, je me dis que tout ça, c’est un cauchemar, que je vais m’éveiller, que c’est un nouveau jeu qu’il vient d’inventer. Et puis mes yeux se tapent sur la pile de journaux que m’man garde à côté de la télé. Comme un trophée. On n’y parle que de lui. Et de nous, m’man et moi. Et puis on cite mille fois Lisa. Forcément. Pauv’Lisa. Elle l’aimait. Comme une fille aime un garçon au début d’une histoire et qu’elle se dit en effeuillant une marguerite que c’est pour toute la vie. Ben non, il a pas vraiment compris, Enrico. Les émotions et lui, c’était pas gagné. Lisa, elle, elle voulait des printemps avec son amoureux, une balançoire dans un jardin et les gazouillis d’un mouflet ou deux. Des vases avec des fleurs dedans, un cinoche le samedi soir et des vacances à la mer. Elle disait, Les jeux c’est toute sa vie à Enrico, c’est son boulot. Et elle ajoutait, Quelle chance il a, vivre de sa passion, quelle chance ! Elle répétait sans cesse ce mot-là, chance. Lisa, c’était comme sa deuxième mère. S’il avait pas déconné,  elle lui aurait servi des macaronis jambon-fromage entre deux ordis et ça tout le reste de sa vie.

Je le savais qu’un jour ça déraperait, que tous ces fils entre ces machines, ça ferait des nœuds Dieu pas possible et que ça court-circuiterait grave dans les neurones du gamin. Et qu’au passage, ça ruinerait même nos vies.

Les jeux et tout ça, Lisa, elle aussi elle kiffait à mort (j’écris en quatrième vitesse cette partie-ci de l’histoire car ça me tord les boyaux à chaque fois). Je l’aimais bien aussi moi cette Lisa. Elle me parlait, et j’existais.

Vous vous souvenez de Bébécaille et de Spododo ? Non ? Bamboiselle ? Katagami ? La furie des Pokémons, ça vous dit rien ? À Pâques c’était plus des œufs en chocolat qu’on cherchait, c’était des Pokémons. Dans les villes et les villages, une vraie folie cette chasse aux Pokémons. Les mecs et leurs gonzesses déboulaient comme ça, de n’importe quelle rue. Et tout ce petit monde se foutait pas mal de ce qu’il y avait autour d’eux, les p’tits vieux sur leur vélo, les mères qui poussaient la voiturette de leur bébé, le gamin qui suçait une crème glacée.

J’en reviens à mon histoire, ce paquet de merde.

Lisa, un jour que le soleil invitait les gens normaux à la promenade, dit sur un ton enjoué, Et si toi et moi on se payait une petite chasse aux Pokémons ? On prendrait une bouffée d’air frais, on irait se balader sur les nouveaux quais de Charleroi. On vivrait quelque chose à deux ! Enrico, c’est pas une bonne idée, ça ?

Smartphones en mains, les voilà partis à la chasse aux Pokémons. Du côté de Rive Gauche, le nouveau centre commercial de Charleroi, il paraît que ces trucs-là, ça pullulait. Des Pokémons par ci, des Pokémons par là.

Waouwh, trois Pokémons pour moi. Et toi, Enrico ?

Du côté d’Enrico, la chasse aux Pokémons, c’était zéro pointé. Ça, on le sait car un type planté sur une terrasse de la Petite Rue se souvient très bien d’Enrico et de Lisa. À la télé, au micro d’un journaliste, il a dit, À voir la tête du jeune gars, on devinait que sa chasse était nulle, il tirait la gueule, il avait l’air tout énervé. La fille, elle, elle courait plus loin, vers le pont Baudouin. J’ai supposé ça car moi aussi, je chassais les Pokémons, et je savais que du côté de ce pont, y’en avait tout plein de ces bidules.

Quoi ? Rien pour toi, Enrico ? T’es barge alors pour ce jeu-là ? Et elle éclata de rire tout en montrant du doigt la tronche déphasée d’Enrico. Ça, c’est un autre type qui l’a entendu. Il a ajouté qu’il n’oubliera jamais le regard taquin et moqueur de Lisa ni les yeux vides et froids d’Enrico. Et qu’il n’a pas été étonné quand Enrico a soulevé le corps de Lisa en un dixième de seconde, comme s’il soulevait une plume. Il se souvient encore de la jupe bleue plissée qui avait l’air de valser dans les airs et de Lisa qui riait aux éclats car elle croyait que c’était un jeu d’amoureux, ça, qu’Enrico ne la lancerait pas comme ça, par-dessus la rambarde du pont. Parce que la Sambre serpentait là, à quelques mètres sous ce pont. Des eaux glaciales et profondes. Mortelles.

Voilà, c’est tout ce que je sais. Tout le reste, je l’ai zappé. Ah oui, juste un détail. M’man a demandé à Miranda, la voisine, C’est à quelle heure le bus ? Oui, c’est bien ça, celui que tu prends deux fois par semaine pour aller embrasser ton fiston.

C.-L. DESGUIN

 

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