On voit la mort comme un passage ou un terminus, et discuter ces options est affaire de convictions mais jamais de certitude. La mort est en tout cas, pour ceux qui restent, un voyage dans l’arrachement, les racines, les flash-backs, l’abandon, et enfin… les retrouvailles.

 

Les cimetières, sauf pour qui vient d’y déposer un amour – un époux, un enfant, un parent, un ami d’enfance… un de ces amours qui constellent toute existence – et a encore le poignard du désespoir fiché dans le cœur, sont l’album de la mémoire. En posant les fleurs sur Bonne-Maman, on parle d’elle. Seul dans sa tête, ou avec qui nous accompagne. Ce qu’on dit est la même chose : cette manie qu’elle avait de demander mille fois si ses cheveux étaient en ordre, ou de porter des chaussures légendairement moches. On sourit, on réalise que sa petite-fille est elle aussi obsédée par ses cheveux, et le bonheur d’en déceler la probable cause généalogique donne une bouffée d’énergie. Chez le copain de classe mort avant d’avoir vécu, il y a si longtemps déjà, on évoque sa fixation sur la prof de chimie qui venait de divorcer et que donc on imaginait alors, en garçons naïfs, à la recherche désespérée de consolation jeune et dévouée. On ne peut s’empêcher de rire discrètement en se souvenant de son soin à s’habiller et s’inonder d’after-shave dont il n’avait pas encore besoin pour le cours de la belle. De passage chez l’oncle André, on ressent la bonne humeur qui s’élève de là en bas, bien plus bas, et au retour on racontera qu’on a repensé à cette blague idiote qu’il racontait souvent, celle sur le type qui…

 

Photo AuxerreTV (D.R.)

 

Ci gisent ensemble des époux, qui ne se sont jamais entendus et pourtant ne pourront dormir qu’ensemble jusqu’à ce que la concession expire. Dans l’allée 7 repose le corps d’une dame follement aimée par le monsieur de l’allée 15, que sa femme n’a pas voulu dans le caveau familial en punition de son manque d’ambition – ses parents l’avaient prévenue ! - et de la petite vie qu’il lui a « offerte ». Là gisent une mère et son bébé, morts dans un accident de voiture, abondamment fleuris par les grands-parents des deux bords, dont le chagrin ne peut se taire parce qu’il n’y a pas de grands faits à raconter pour ce passage éphémère. Le mari n’a pas « refait sa vie », et alors qu’il frôle la pierre lisse de son doigt comme pour y chercher la chaleur d'un souffle, explique mentalement ses soucis de bureaux à l’épouse qui, lui le sait bien, va, trouve toujours le moyen de le consoler. Plus loin une famille au grand complet, les parents, enfants, beaux-enfants, et on est content pour eux, ils s’entendaient si bien tous, c’est une chance qu’ils  soient encore unis. Et on évoque une fois de plus la belle histoire de ces gens qui riaient et embrassaient la vie à pleines brassées.

 

Tant d’histoires, et tant de monde au cimetière, de plus en plus alors qu’on prend de l’âge. Des milliers de leçons de vie, d’exemples à suivre ou proscrire, d’anecdotes qui nous les ramèneront dans une synthèse impitoyable, sous un angle qui résume toutes leurs années près de nous de quelques adjectifs à peine, mais un ressenti qui bouge dans nos tripes, comme un testament d’images, sons, récits.

 

Et finalement, ils ne sont pas bien loin, bien plus près que sous les dalles moussues ou lisses marquées de leurs noms. Là ne se trouve que leur nom, et pas grand-chose. Dans les cimetières, il n’y a que les vivants, leurs fleurs, et l’histoire qu’ils ont eue avec ceux qui sont déjà partis.

 

Ils sont en nous, comme une mosaïque éparpillée qui se remet en place quand nous en appelons les morceaux.

 

                                                                                             Suzanne DEJAER