« Dans La rose rouge, une vieille femme, sur son lit de mort, raconte à Marie Noël l'histoire de son plus grand amour. Elle était adolescente et s'était liée d'amitié avec une camarade de classe, Rachel. Mais cette amitié va se transformer en passion, et la narratrice sera même dévorée de jalousie quand Rachel la délaissera pour une autre. Hymne au véritable amour qui est dépassement de soi, telle est La rose rouge. Marie Noël y fait une peinture extrêmement fine des amours/amitiés adolescentes ».

 

Aquarelle de Judith Stein (D.R.)

 

 

La meilleure amie. Very Best Friend en anglais. Amica di cuore en Italien. C’est dire la place qu’elle avait, et a souvent encore (car oui, le monde a changé et la vie va plus vite pour le moment…).

La joie et les tourments de l’amour, loin avant l’âge du désir. La fascination pour une petite fille dont on aime les cheveux, ou la peau, ou les robes, ou la voix. Cette petite fille qui est la première à nous sourire dans cette école où nous pénétrons un jour d’arrachement, celui de la vie d’avant l’école. On est sous le charme.

Ou bien la sorte d’amour hypnotique que l’on ressent pour une « plus grande », une cheftaine par exemple, pas encore adulte elle-même mais entre deux, dotée de cette gentille autorité sur le groupe de petites filles qu’elle fait jouer. J’étais « amoureuse » de ma cheftaine aux guides, j’avais 8 ans et elle peut-être 13. Nous étions toutes amoureuses d’elle, je ne parlais que d’elle en revenant à la maison, et toutes, nous sentions se gonfler notre nuage personnel quand elle nous avait souri, ou parlé, à nous. C’était une bénédiction pure. Nous avons pleuré quand elle n’est plus venue.

La première amie, qui est d’office la meilleure car on ne sait pas doser, enfant. Elle est la compagne de jeux, et de confidences à un âge où il n’y a rien à confier, tout au plus ce qu’on ne dira pas à maman qui nous répondrait de ne pas être méchante ou sotte : l’institutrice de 4ème a des poils dans le nez, hi hi hi. La nouvelle a une drôle de tête, ha ha ha. Le frère de celle du second rang est en prison. Ooooooooooh, la prison !!! La première amie est le test de l’attachement hors de la famille, et apparaît donc à l’école.

A la maison, il est normal qu’on nous aime. Et les règles sont claires.

Or voici que bien que maman ait toujours dit que les serre-têtes rendent les cheveux gras, deux jolies petites filles en ont, sur des chevelures somptueuses. Et alors que maman interdit l’entrée de certains types de vêtements dans le placard, la ravissante Ludovique en a, elle, et ça lui va. Les certitudes sont ébranlées. Maman refuse de donner un berlingot de Minutemaid pour la récré, et d’ailleurs papa la soutient en disant que c’est à peine mieux que l’eau de javel, alors que la moitié des filles de la classe en ont, et leurs joues pleines et roses témoignent du bien que ça leur fait, à elles…

La meilleure amie devient le refuge, une autre normalité dans ce monde de découvertes. On devient fusionnelles, interdépendantes, deux sœurs siamoises. On n’a pas conscience d’éprouver de l’amour, mais les choses sont si naturelles, on est toi et moi, c’est-à-dire Annick et Puce, Cricri et Lilette… Si on voit Annick on sait que Puce est là aussi, invisible et inaudible pour un court instant, et va accourir, sourire à Annick pour rebrancher les regards et le courant.

C’est le premier amour (après papa, mais c'est très différent...), mais il emprisonne autant que l’on s’y emprisonne, car il est aussi férocement jaloux et possessif. Tôt ou tard la « trahison » frappe. On change d’école, et l’amie chérie cesse peu à peu de téléphoner ou d’être aussi disponible, les rencontres hors école se font plus rares, et l’horreur suprême est d’un jour voir la meilleure amie sortir de son école avec une autre, heureuse et souriante comme un jour elle le fut avec nous. On est trop jeune encore pour partager ou comprendre. On a le cœur brisé. On découvre la fureur, la mauvaise foi, le déni, et le plaisir de saccager tout ce qui fut avant « oh, de toute façon, elle ne comprenait rien, et ce t-shirt qui boulochait, il était trop moche ! »…

C’est la première passion, nourrissante et puis dévastatrice, mais indispensable pour apprendre aussi à rebondir, affronter, accepter, continuer.

 

                                                                                       Suzanne DEJAER