Huit minutes pour laver et coucher un vieillard. Hop, au suivant ! A la chaine ! Et surtout on n’a pas le temps de lui sourire ou lui dire qu’il fait si beau dehors, de remarquer cette petite tache sombre là, sur la hanche, qu’il faudrait signaler, et zut, il a déjà sali l’alèze, pas le temps ce soir, il ne s’en rendra pas compte de toute façon. Et hop, au suivant…

Inutile d’accuser le personnel, lui-même victime de la chaine infernale, il faut ne pas perdre une minute, un centime, une alèze. Ne pas perdre sa place, surtout, car soi-disant on peut partir et on sera remplacés dans un claquement de doigts…

Il n’y a pas l’argent, nous dit-on, alors ceux qui ne peuvent payer (trop cher) pour des soins dignes, eh bien ils terminent leur vie dans la cruauté quotidienne d’un monde mal organisé, aux soins de gens qui, ne leur parlant pas, les voient comme le vieux du 24 et la vieille du 75. Ou le 24 et la 75.

Un monde mal organisé car l’argent, il est là. Dans les mains des riches, et il est inutile de s’indigner de ce qu’il y ait des riches et des pauvres, ça a toujours existé. Mais quand on nous parle de Liberté-Fraternité-Egalité, heuuuuuuuuuuh… ça coince un peu. Beaucoup. Horriblement.

Un monde d’où l’humanité est éradiquée, peu à peu. Le personnel qui en perd sa compassion par la force des choses, ou alors c’est la raison qu’il perd, étouffé par le désarroi. Les pensionnaires, dont on pille les maigres biens, dont on saccage tout le bien-être qu’il pourrait y avoir à être vieux, pris en charge, rassuré, attendant des visites, ne serait-ce que celle de la kiné si gentille qui a toujours le mot pour rire, ou le dessert du mardi et du dimanche, les éclairs au chocolat.

 

Un hôtel Dieu (D.R.)

 

La surcharge de travail du personnel est connue, pourtant. Et illégale. Et bien malgré eux ils sont soumis à l’odieuse cadence et aux économies scandaleuses. N’ont pas le temps. Pas les moyens. Complices malgré eux de ces usines à fantômes pitoyables qui ont oublié la vie, et dont on dit négligemment qu’ils ont la maladie d’Alzheimer, ou sont dingos, ou ont perdu la boule, en tout cas ne savent plus rien. Et qu’on fait taire d’un cachet miracle (pas trop cher quand même…). Qu’on bouscule ou sur qui on crie…

Comment saurait-on encore quelque chose quand on a besoin de disparaître dans l’oubli pour ne pas pleurer tout le jour : qu’ai-je donc fait pour qu’on me traite ainsi ?

L’espérance de vie, nous dit-on, a augmenté. On nous le rappelle en applaudissant, en nous rappelant la chance que nous avons…

Maintenant… qui a envie de ce bonus dans ces conditions ?

 

                                                                                        Suzanne DEJAER