Le procès des princes

          par Michel Barda

 

Michel Barda (D.R.)

 

« La cour ! »

Sans doute pour la dernière fois, souliers, chaises et cannes diverses s’entrechoquèrent pendant plusieurs minutes pour accueillir les magistrats qui avaient enfin terminé leurs délibérations dans ce procès des princes qui devrait n’être que le premier. Le box des accusés était, bien entendu, restreint et vide. On n’imaginait même pas qu’une personne physique ou morale s’y jette en pâture.

Quatre mois de réflexion. En ce beau jour, tout le monde était debout, représentant les parties concernées : officiers et soldats, députés et ministres, historiens et archivistes de France, d’Allemagne, du Royaume-Uni, des U.S.A. et de plusieurs pays d’Europe. Petits-enfants et arrières petits-enfants des acteurs de l’époque, à la recherche de la vérité, dans la dignité et la tolérance. Tous des princes, des princes de sang.

Pour l’histoire, l’inconvénient des armées passées avec la disparition des témoins, ou, au mieux, de leur mémoire, était largement compensée par l’objectivité et la volonté commune de lire l’histoire.

A travers la presse, très largement dépassée, de grands esprits et de belles plumes avaient bien compris et, peu à peu, expliqué l’intérêt d’acculer la paix et ceux qui la dirigeaient encore à se lancer dans la guerre, véritable catastrophe humaine où le gigantisme ne se mesurait plus. Bon, et c’est venu comment ? Qui a le premier appuyé sur le maudit bouton ? Et qui en a donné le pouvoir et pourquoi ? L’accusateur public pour le peuple de plusieurs pays, alliés et ennemis d’alors, avaient poursuivi, dans le détail, des usages propres à chaque nation, ces décideurs aux responsabilités fuyantes.

D’un côté comme de l’autre, la surenchère avait bouleversé la salle d’audience et la presse, spectatrice privilégiée, avait très vite espéré que le procès ne cesse pas au décès de tel ou tel témoin indirect mais que la mémoire d‘un responsable célèbre puisse en être légitimement affectée au point de débaptiser une rue ou un lycée au seul énoncé de la sentence finale. Les auteurs et complices des mensonges d’état ont enrichi leurs familles, des historiens et des chroniqueurs ont agrémenté la vérité de tolérances .Le procès des princes a pu pénétrer l’histoire, allant jusqu’à reprendre des journées entières à cause de traductions soupçonnées d’imprécision, voire d’infidélité.

L’honnêteté devint un personnage essentiel quand des familles vinrent spontanément témoigner avec des confidences reçues quelques années après la guerre. « Mon grand-père n’aimait pas parler de cet avant-guerre où il reconnaissait s’être plus occupé de l’aménagement de sa villa de Deauville que des propos et décisions du Conseil des ministres où il siégeait. Heureusement que je ne porte plus son nom depuis mon mariage, mais à chaque élection, je sens un regard sévère me toiser quand je tends ma carte d’électrice.» explique la petite-fille, bien innocente, de l’un des accusés du procès dit des princes, elle-même arrière-grand-mère.

Avant, ils dépensaient sans compter et endettaient le pays pour plusieurs décades. Ensuite ils ont levé des troupes, déchirant les familles et les entreprises, et les ont envoyées au front en claquant des doigts, une vague remplaçant la précédente qui revenait amputée des tués, blessés, prisonniers et déserteurs. Pendant plus de quatre ans, ils ont pris leurs repas sans restrictions et dans le calme de belles salles à manger.

« -Auriez-vous pu éviter de mettre des centaines de milliers d’hommes sous le feu ? » demandait le président du tribunal à un général retraité. »

« -Mais en aviez-vous seulement l’idée ? » Renchéri-t-il après avoir entendu le chuchotement de son assesseur. A la barre le vieil homme hochait la tête, avalait sa salive en regardant autour de lui, éperdument. Dans sa tête, le passé est passé et il ne sert à rien de rechercher l’origine de chacune des décisions prises par son propre grand-père, général lui aussi.

Pourtant, au fil des audiences, et grâce à des parties civiles bien documentées, le ton est monté à cause de malentendus ; le ressenti d‘une vexation personnelle a pu engendrer un ordre irréversible conduisant à la déclaration de guerre. Curieusement la vexation n’était pas toujours le fait d’un français à l’égard d’un allemand, par exemple ; on a compris qu’un ambassadeur de France avait transmis à Paris une dépêche très alarmante car il voulait montrer à une jeune créature l’étendue de son pouvoir. Les journalistes ont d’abord relaté les arguments des opposés à ce procès mais, devant l’intérêt des parties civiles et des peuples, tout simplement, ils se sont même glorifiés de leur rôle d’interprètes de l’histoire.

Le but, difficile à atteindre, était de lire la vérité de ces moments qui ont étourdi le monde à l’époque. Certains imaginaient que la suite logique allait porter sur les faits de guerre avec, là encore, la recherche des responsabilités des états-majors, puis des officiers du front. Ces responsabilités n’étaient que l’application des ordres des politiques, même si leur interprétation et les changements de stratégies devenaient matières à conflit.

Un député actuel, spécialiste de la diplomatie accepta aussi de donner son avis à la barre. Témoin, si l’on peut dire, à décharge, il déclara que seul un tout petit nombre d’hommes de chaque camp, a eu le pouvoir de décider la guerre alors qu’il fallait beaucoup de responsables du même avis pour décider la paix. Mais la paix n’est pas le contraire de la guerre. Le grand intérêt de cette confrontation internationale résidait dans l’échange d’informations, jamais tenté auparavant.

Dans les archives militaires de Vincennes, les avocats ont pu accéder aux rapports du front ; certains, écrits dans les tranchées en portaient les traces : c’étaient les courriers de parlementaires devenus militaires qui s’adressaient à leurs confrères de même tendance et qui participaient aux Comités secrets, régulièrement réunis à l’Assemblée nationale. Le sous-lieutenant Lebeau rapporte qu’il a dû faire boucher une tranchée qui s’approchait des feuillées teutonnes et propose une attaque matinale au lendemain d’une fête où la bière aura été largement invitée par l’ennemi.

Le commandant note son commentaire : le sous-lieutenant est ingénieur, fraîchement sorti de l’Ecole supérieure d’électricité et n’a que quatre mois d’expérience militaire. Le général de division transmet au Ministre de la guerre qu’il y a là une belle occasion de porter un coup car l’avant-poste ennemi ne comporte qu’une cinquantaine de soldats ? Nul ne saura où il a pris ce chiffre. Le Ministre répond « Attaquez avec 70 hommes ». Les archives allemandes recoupent parfaitement cette attaque où les français ont eu 45 tués et 18 blessés alors que « nos soldats ont eu 10 tués et 12 blessés sur les 120 du poste avancé. » 120 et non 50. Détail de l’histoire. Les pièces à conviction de ce genre se multiplient.

D’un côté, les politiques nient toute responsabilité. Au Ministère de la guerre, comme au PC de Chantilly, les Conseils se multiplient devant les cartes. Aujourd’hui on peut constater que les cartes des deux belligérants ne se superposent pas mais la mitraille, les bombardements et cent années de revanche de la nature et des hommes empêchent d’obtenir de certitude sur les uns ou les autres des relevés.

De l’autre côté, les militaires font valoir que même s’il y a eu quelques approximations, quelques erreurs de jugement, qui ont entraîné des désastres, ce sont bien eux ont payé le prix fort, y compris quand les ordres dit de prestige venaient du plus haut sommet de l’Etat. Mais les politiques font alors remarquer que, malgré la censure, la presse les a largement accusés d’être à l’origine des défaites qui s’enchaînaient. Les journaux de l’époque montrent dans leurs grands titres, très sévères pour les gouvernements qui crient encore après cent ans, haut et fort que les erreurs ou les retards de transmission sur la situation du front les ont amenés à faire confiance aux armées.

Quatre mois pour délibérer. Que représentent ces 4 mois que l’on ajouté aux 8 mois d’audience et à l’année complète de préparation quand on doit juger une affaire qui s’est déroulée il y a juste un siècle. L’opinion publique va être plongée dans quelques semaines, dans la célébration du centenaire du début de la grande guerre. Et chaque étape jusqu’à novembre 2018 va étourdir les générations auxquelles on n’a peut-être même pas parlé de ce conflit au cours de ses études puisque l’histoire est devenue un loisir pour certains, une passion pour d’autres mais, depuis un lustre, plus du tout une matière scolaire prioritaire.

Au milieu des années 1920, quand quelques illuminés ou justiciers avaient voulu rechercher des responsabilités à cette guerre : ils s’étaient vus rejetés : « -C’est du passé et il y a trop d’incertitudes. Ce qui est sûr, c’est qu’un conflit de cette envergure n’arrivera plus jamais. » Plus jamais pendant 20 ans.

C’est la création de l’Union européenne qui a éloigné les conflits armés, bien que sur plusieurs sujets les 28 pays membres prennent des positions très différentes, cela a permis d’entendre ces journées de témoignages venus de toutes parts et dont le tribunal a pu déterminer que la multiplication des rencontres diplomatiques et la publication de leurs rapports auraient évité d’avancer dans l’incompréhension entre les peuples.

Sur les conclusions du procès des princes on lit toute la gamme des commentaires : procès inutile, mal préparé, impossible, complaisant mais également instructif, libérateur, indispensable. L’accusateur public a été suivi par le tribunal qui a reproché aux état, belligérants de la première heure ou embarqués de force ou de gré dans les combats, de n’avoir pas privilégié, en premier lieu, les échanges verbaux directs et surtout, en second lieu, la publicité des conversations, tenues dans tous les cas officiellement au nom des peuples respectifs mais, preuves à l’appui dans certains cas pour des intérêts particuliers, parfois personnels, au mépris de l’honneur de servir son pays ; largement de quoi se rebeller à posteriori.

Le tribunal a décidé la relaxe de tous les acteurs, évidemment disparus, au bénéfice du doute.

 

Photo Michel Barda (D.R.)